INSTITUT LEININGER    
Centre de Recherche Indépendant de Yoga Adapté (KRIYA)
Thérapie holistique   -   Yogathérapie
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Pour votre bien-être
Khaj div

- Un bon mental, une bonne philosophie de vie, un corps souple et fort pour mieux vivre sa vie -

                               
     Une pédagogie des distances et de l'espace
de l'autre

                               

Annoncé dès l'automne 2005 dans la revue Drish 84 dans la rubrique "Prochains Drish", cet article est paru dans plusieurs numéros de ma revue de Yoga, du fait de l'importance et de l'étendue de ce sujet fondamental au plan pédagogique et du respect du pratiquant.
Sous le titre : "Tu m'fais la bise ?" il a été développé dans Drish 89 (1),  Drish 90 (2)
, Drish 92-93 (3), Drish 95 (4), Drish 96 (5), Drish 99 (fin).
Cette série de textes fondés sur des réflexions associées à des observations et expériences concrètes, pose la vraie question de la relation de l'enseignant de Yoga avec son pratiquant ...

Voir aussi :
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Tu m'fais la bise ? ...

Toute la France (à peu près ...) s'est enflammée en Juillet 1998, lors de cette Coupe du Monde de Football, au cours de laquelle l'équipe de France s'est montrée efficace et gagnante, sous la direction du bien nommé <Aimé> Jacquet. Qui, depuis,  ne connaît pas le célèbre crâne chauve de Fabien Barthez, régional gardien de but connu depuis lors, et qui excella au cours de ces épreuves ?

Le gardien ... garde la distance
C'est ce même Fabien Barthez qui animait dans le courant de l'année 2005, un stage auprès de jeunes joueurs. Voici un extrait de ses propos d'introduction :
     "Beaucoup m'appellent Barthez. Je leur réponds : <d'abord, c'est monsieur>.
     Ensuite, on dit <vous>. J'ai toujours fonctionné comme ça".
Cet homme semble avoir une bonne tête, et son crâne nu le rend encore plus sympathique ; sa célébrité et sa dextérité n'enlèvent rien à l'affaire, au contraire. On comprend l'envie de "fusionner" avec ce personnage hors du commun, tout comme des fans avec leur idole.

Et le Yoga, dans tout ça ?
Il peut sembler banal ou sans importance, voire inutile, de se poser la question de l'utilisation du tu et du vous et de prendre un temps de réflexion avant de choisir. Et puis le lecteur peut se demander quel rapport cette question a avec le Yoga ...
Comme nous le verrons, c'est toute la dimension pédagogique du Yoga qui est concernée, et il est un défaut fréquent chez les professeurs de Yoga : le manque de distance et l'usage généralisé du tutoiement. De nos jours, le tutoiement se généralise, et cet article n'a sûrement pas la prétention de vous dire ce qu'il faut faire ; chacun fera ses choix, mais il importe de les faire en toute connaissance de cause.

Selon les cas 
Les plus farouches défenseurs du "tu" systématique ne le pratiqueraient pourtant pas dans toutes les situations, quoiqu'ils en disent ou pensent. Il suffit de penser à la rencontre d'un ami ou un copain dans une situation ultra-professionnelle et de la nécessité, dans ce cas précis d'utiliser le vous... Lors de l'animation d'un groupe de travail, il y a une dizaine d'années, s'est trouvé, parmi les personnes composant ce groupe, un membre de ma famille : me refusant au vouvoiement en cette occasion, j'ai tout de même expliqué, en toute  simplicité, à l'ensemble du groupe que cette personne et moi nous tutoierions, du fait que nous nous connaissions déjà. Il semble qu'un cadre s'impose quelquefois, et qu'on ne puisse pas tutoyer tout le temps : ainsi lors d'une interpellation, il est absolument interdit aux représentants de la police de tutoyer la personne interpellée ...

Un exemple précis
Une de mes plus anciennes pratiquantes racontait qu'elle avait voulu se remettre au Yoga, et avait frappé à la porte d'un club où elle fut accueillie par des mots surprenants, en raison de la différence d'âge et des habitudes qu'elle avait prises en travaillant à mon contact :
     "D'où tu viens ? Qui tu es ? Mets-toi sur la tête !...".
Cela faisait beaucoup, en une seule fois ...
Concernant la position sur la tête, c'est une pratique à bannir de façon absolue, pour plusieurs raisons que j'évoquerai dans un prochain numéro de DRISH. Quant au tutoiement, la question reste de savoir si on peut l'instaurer d'entrée sans demander l'avis à l'interlocuteur ? Ne devrait-il pas plutôt s'établir de façon consensuelle ?
La question reste posée.

Question de morale ?
Je ne compte pas utiliser les données liées à la morale ou aux règles de conduite en vigueur il y a quelques décennies, selon lesquelles on ne tutoie pas les personnes plus âgées ou les gens qu'on ne connaît pas, et que sais-je d'autre encore sur ce sujet.
Afin d'aborder ce thème, il faut tenir compte de l'évolution des moeurs et des habitudes, des exigences de la société moderne, et aussi et surtout, de ce qu'on pense du sujet, au fond de soi. Car cette question, hors de toute considération morale ou moralisatrice, pose des questions auxquelles il faudrait, je pense, réfléchir avant de faire son choix.
Et la question, comme on va le voir, n'est pas si simple ...

Pourquoi tu et vous ?
Les Anglais ont le You, qui est aussi bien tu que vous, ce qui gomme le problème, et facilite ainsi les choses. Les Italiens utilisent le Tu, tandis que le Voi est le vous en tant que sujet pluriel, et ont des formules de politesse : Elia et Lei (vous-elle et vous-lui) et Loro (vous-eux). Chez nos voisins Espagnols, le Tu et le Vosotros désignent respectivement le tu et le vous pluriel, tandis qu'existe une formule de politesse : Usted ...
Même chose en Allemagne, où il existe une personne de politesse. Alors ?
                                                                                                                                                        (à suivre ...)
.


Tu m'fais la bise ?
(2)
... Nous avons pu voir combien le langage courant pouvait contenir de nuances quant à l'approche des humains entre eux et comment chacun réagissait par rapport à elles.
Le maniement de l'expression langagière prévoit, comme on a pu le voir, des dispositions avec des interpellations différentes et précises, selon le mode de distance choisi, même si ces distances sont ignorées ou niées. Le rapport de ce sujet au Yoga est fondamental puisqu'il en détermine toute la dimension pédagogique et l'approche du pratiquant, de l'élève ou du client.
Il ne s'agit pas d'aborder la question selon les exigences d'une morale étriquée et limitative, mais bien de le faire en pleine connaissance des études faites sur ce sujet. En effet, on peut penser que si la langue prévoit ces façons différentes d'aborder nos contemporains, c'est que cela a un sens : et si cela correspondait à une dimension humaine réelle ?

Question de distances
Dans un précédent DRISH (n°71, paru début 2003), nous avons pu voir qu'au-delà de notre peau qui nous permet de vivre la relation intime, le contact, la chaleur d'une pression de main, d'une caresse, d'une tape amicale, la culture fait comme si nous avions d'autres "peaux" qui auraient pour fonction de réguler les distances entre individus. Au point que "prendre ses distances" avec quelqu'un n'a pas qu'un sens physique : ainsi, on peut remarquer que la distance physique entre les êtres s'allonge si la
relation est antipathique, et se raccourcit, voire s'élimine totalement lors d'un contact sympathique, jusqu'à devenir fusionnel ?

Distances et territoires
Il existe des zones de territoires mesurables, plus ou moins excentrées de notre peau ; mais ce qu'on ignore le plus souvent, c'est que chacune de ces zones liée à une distance précise, se trouve reliée à un comportement précis, En effet, notre peau, par l'éducation que nous recevons et par la culture dans laquelle nous nous trouvons, connaît des prolongements, en ce sens que la distance entre les individus, va induire des attitudes comportementales.
C'est Edward T. Hall qui, à la fin des années 70, a accompli d'importants travaux sur cette question qui sert de fondement à tous les processus de communication et de relations humaines : tout se passe comme si, autour de notre peau, à l'extérieur d'elle, se trouvait une série de "bulles" spatiales, dont on permet, ou non, l'accès aux personnes présentes.

Quelques exemples ...
Cette réalité très concrète a son reflet dans les formes de la langue. Ainsi, on dira d'une personne qu'elle est "collante", si on a l'impression qu'elle est tout le temps "scotchée", collée à notre peau, ce que l'expression "pot de colle" désigne vulgairement. L'amour que l'on porte a quelqu'un nous fait dire qu'on l'a "dans la peau", ce qui signifie bien que notre impression est qu'elle a pénétré toutes nos dimensions jusqu'à notre coeur. Quelqu'un de chaleureux se distinguera de celui, distant, dont la froideur ne donne pas vraiment envie qu'on ait à faire à lui.

"La dimension cachée"
C'est sous ce titre de la dimension cachée, que Hall a publié ses travaux qui confèrent à notre enveloppe une série de distances, de dimensions invisibles et pourtant perceptibles. Hall est parti du constat selon lequel les animaux connaissent 4 distances : fuite, critique, personnelle et sociale.
L'homme intégré à la culture, au comportement plus complexe, et moins instinctif, connaît deux dimensions en commun avec ses cousins animaux, la personnelle et la sociale. La fuite et le combat (en rapport avec la fuite et la dimension critique de l'animal) ayant été gommés de notre comportement social, s'ajoutent deux dimensions typiquement humaines : l'intime, et la publique, toutes deux étant les extrêmes, tandis que les distances personnelle et sociale sont intermédiaires.

Quatre "bulles"
Cette idée affirme que les diverses situations que l'on rencontre dans l'existence, sont conditionnées par ce que l'on pourrait comparer à d'autres peaux autour et au-delà de notre peau, et dont les fonctions seraient de poser des limites et d'imposer un comportement particulier.
La distance intime se situe lorsque deux personnes se situent de 0 à 45 cm l'une de l'autre : c'est la distance de la lutte ou de la relation amoureuse. A partir de 45 cm, la dimension personnelle s'étale jusqu'à 1,25 mètre : c'est la distance séparant les individus d'une même espèce, lorsqu'il n'y a pas de contact. C'est la distance d'une femme aura près de son mari, et qu'elle ne supportera pas entre son mari et une autre femme ... Puis vient la distance sociale, à partir de 1,20 mètre, celle que l'on rencontre dans le monde du travail. La distance sociale est celle du contact patron-secrétaire, par exemple, qui permet l'utilisation normale de la voix pour une conversation normale.
Vient enfin la distance publique, au-delà de 3,60 mètres, celle à partir de laquelle on ne se sent pas concerné par ce qui nous entoure : c'est la distance de l'orateur, celle qui implique un style de relation formel. C'est la distance des personnages officiels : elle peut aller jusqu'à 9 mètres. 
C'est l'espace qu'on installe de manière automatique si on se sent menacé : il permet de se défendre ou de prendre la fuite si nécessaire ; dans sa forme la plus éloignée, cette distance impose d'accentuer le discours, le comportement gestuel, les positions et nécessite une certaine lenteur d'élocution, une bonne articulation, ce que font les acteurs de théâtre. En clair, cette dimension formalise la relation et permet à chacun de rester à sa place.

Distance et comportement
Cette question des distances est si réelle que lorsqu'une personne entre dans un bureau, si le réceptionniste est à plus de 3 mètres du visiteur, il ne se sent pas concerné et ne lève pas la tête. A moins de 3 mètres, il se sent obligé d'agir et de se tourner vers son visiteur ... Il n'est donc pas étonnant que dans certains lieux destinés à recevoir du public, même les bureaux où prennent place des employés n'ayant pas pour fonction de recevoir des clients, se trouvent à une distance inférieure à 3 mètres. Autre exemple concernant la distance personnelle, de 45 cm à 1,25 mètre. C'est la distance séparant les individus d'une même espèce, lorsqu'il n'y a pas de contact et aussi la distance d'une femme près de son mari, et qu'elle n'acceptera pas entre son mari et une autre femme ...
Enfin, il faut ajouter que toute restriction imposée à ces distances entraîne l'agressivité de celui qui la subit ... Les expériences ont montré que lorsque les rats sont en surnombre et/ou que leur espace vital diminue, ils s'entretuent et mangent les petits. Chez l'être humain, lorsqu'un logement ne permet pas à chacun de ses habitants d'avoir au moins 10 m2, on note une augmentation de la criminalité et/ou des comportements pathologiques.
On notera enfin que l'adaptabilité de l'humain fait que le fonctionnement des 4 distances indiqué ici varie en fonction de la proximité, de l'âge, du sexe, de la situation (on supportera dans le métro ou dans un concert, d'être les uns contre les autres), des parties du corps concernées (on peut supporter d'être à quelques millimètres à côté d'un inconnu, pas de face), la culture (certaines cultures ignorent la notion de viol, les éléments masculins ne considérant pas comme un mal de "prendre" une femme et de lui imposer une relation intime contre sa volonté).
La connaissance de ces distances, ces dimensions cachées, ces bulles successives, emboîtées comme des poupées russes, montre la complexité de l'humain à partir de la surface de sa peau, dans son rapport au monde et permet de mieux connaître et comprendre les réactions qui peuvent nous animer quelquefois, de façon illogique, et de mieux comprendre les autres en respectant leurs espaces (notez le pluriel). De plus, même lorsqu'on connaît bien une personne, intimement, cela ne nous permet pas de faire ce qu'on veut, comme on veut, quand on veut.
L'homme est un animal social et a dû, de ce fait, développer ces autres peaux, afin de pouvoir gérer les situations en compagnie des autres ; on se doute que cette culture s'est établie progressivement et qu'il a fallu beaucoup de temps à l'être humain pour l'accepter dans son apprentissage déjà riche et complexe.
Cette réalité des distances est telle que le langage l'a intégrée, comme nous avons pu le voir plus haut.
                           
(à suivre ...) 

Tu m'fais la bise ? (3)
Nous avons pu voir dans la précédente partie consacrée à ce sujet, les notions de la langue en rapport avec le thème ainsi que les découvertes de Edward T Hall et la description qu'il a pu faire des espaces dépendant de la culture, et auxquels chaque être humain est soumis sans s'en rendre compte.

Tu-vous au quotidien
Parfois de façon indifférente, nos contemporains semblent utiliser le "tu" sans égard pour ceux qui se trouvent en face, estimant que cette coutume fait partie des usages naturels et normaux.
S'appuyant sur le principe d'égalité, voire sur les "conséquences logiques" de la Révolution Française, certains affichent d'entrée un langage où la relation si proche n'est pas toujours évidente pour l'interlocuteur, surtout s'il est sensible à la notion de distance apparemment peu connue dans notre région à tendance méditerranéenne, où on considère parfois que ces questions ne valent pas la peine d'être posées.

       Illustration : Au nom de la révolution ...

Je vous propose de vous livrer le fruit de mes réflexions à partir d'observations personnelles précises

Surprise ...
Sensibilisé particulièrement en 1994, à cette question à laquelle j'avais pu jusque-là échapper, je décidai cette année-là, d'observer les attitudes des uns et des autres, dans nos relations, mais aussi dans leur comportement, tout en tentant de voir si l'apparente familiarité venait plus ou moins le teinter.

       Illustration : Qui juge-?

Ma première surprise vint du milieu carcéral dans lequel je me suis trouvé pendant trois ans (pour raisons professionnelles, rassurez-vous!). De 1994 à 1996, j'ai accompagné, durant environ une semaine sur deux, sur une longue période de trois mois, trois groupes de détenus, en montagne, afin de leur permettre de renouer avec la vie de groupe.

Première observation
La première année, le collègue avec lequel j'allais oeuvrer en alternance, me dit texto : "On va se tutoyer, on va pas s'emmerder... " et quelques semaines plus tard, alors que je me trouvais au refuge du Portillon, à 2600 mètres d'altitude et à 150 km du centre d'où elle m'appelait, une des responsables avec laquelle se faisait ce partenariat complexe, me dit au téléphone, qu'on peut se tutoyer... "... pour faciliter les choses...".

       Illustration : Le téléphone facilite-t-il le tu ?

Quelles choses ? Et puis en quoi est-ce que tutoyer quelqu'un facilite les choses ? Est-ce que quelquefois, le "tu" ne complique pas les situations ? Il est vrai que peu de temps plus tard, elle prit quelques libertés sur un document que je lui avais transmis, me fit part de certaines remarques, et me demandait d'assurer une action sans me demander si cela me convenait ou non, se situant d'entrée dans une position hiérarchique apparemment facilitée par l'ascendant du tutoiement ...
Comme si l'absence de formalisme lui donnait toute autorisation pour disposer de mes moyens ... Car en effet, il s'agit bien de formalisme, donc de forme et on pourrait avec raison dire que la forme importe peu, et c'est le fond qui est essentiel, ce qui est juste.  Cependant, je prétends pour ma part que le fond serait différent si on respectait certaines formes indispensables au bon déroulement des relations humaines.

On continue ...
En 1996, lors d'ue autre action menée en milieu carcéral, les participants me dirent qu'ils n'aimaient pas du tout le tutoiement systématique "imposé" par les formateurs en présence, alors que j'utilisais un "vous" systématique, en tout cas au début de cette action. Certains détenus utilisaient le vous, selon les moments. Il y eut une décision du groupe de conserver le "vous", ce qui gêna quelque peu un de mes collègues plutôt anxieux à partir de là, comme si le tutoiement avait pu le rassurer. Ce qui semblerait expliquer les réactions décrites plus haut et allant en ce sens. On le voit, les choses ne sont pas si simples ni si claires.

Derrière les barreaux
Même observation à la Maison d'Arrêt de Montauban, dans laquelle j'ai, durant deux années, assuré des séances de Yoga pour les détenus, entre les barreaux de la salle de gym.

       Illustration : Qu'est-ce qui est juste ?

Le vouvoiement était naturel ... Par contre, les groupes on tendance à voir le tu se généraliser. Dans nombre de ceux auxquels j'ai participé activement à un moment ou un autre (Groupe CGJ, Mensa, AVF, les rencontres du Mercredi, Créactif ...), le tu était, non pas proposé, mais imposé.

       Illustration : Camaraderie ou familiarité ?

Il était tellement automatique qu'il semblait devoir s'étendre aux membres des familles des uns et des autres : ainsi, un membre d'une association exprima sa surprise lorsque, m'ayant présenté son fils d'une vingtaine d'années, je m'adressai à lui par un "vous" qui me semblait de circonstance. Le collègue insista pour que je le tutoie, ce que je refusai gentiment et ce fut une bonne chose puisque quelques semaines plus tard, ce jeune adulte devint un de mes clients les plus assidus.

Mots et faits
Au hasard des rencontres, cela n'est pas si simple ni aussi tranché, et comme nous allons le voir, la limite entre les deux choix n'est pas si claire, ce qui amène à faire quelques remarques intéressantes pour qui veut bien prendre la peine de les observer et de les retenir. Commençons par quelques exemples tirés de la vie professionnelle.
Au cours d'une réunion d'enseignants de Yoga dans les Pyrénées Orientales où j'interviens auprès de futurs enseignants de Yoga, alors qu'entre enseignants nous évoquions cette question de la distance avec les stagiaires,  un collègue se déclara d'accord sur cette question et sur la nécessité de la conservation d'une certaine distance, tout en conservant l'usage du "tu" sans connaître ses interlocuteurs ... On voit là que de la théorie à la pratique, ce n'est pas aisé.

       Illustration : Le Yoga justifie-t-il le tu ?

En milieux hospitalier, carcéral ou de la recherche d'emploi, qu'est-ce qui permet de tutoyer les personnes en situation difficile ? Réfléchissons un peu ensemble : un prisonnier, un chômeur, un patient, parce que le destin les a frappés, doivent-ils "subir" le rapprochement immédiat du "tu" qu'on leur impose ? Ne méritent-ils pas eux aussi le respect, celui-là même qu'on va accorder à ses supérieurs hiérarchiques ou aux instances administratives ? Car si la révolution est passée par là et si l'égalité prônée par ceux qui manient le tu sans égard ni discernement ? Pourquoi, lors d 'un stage de Yoga, s'adresser à ses participants par le "tu" et non par le "vous" ? La situation d'élèves les place-t-il en situation inférieure pour qu'on puisse leur imposer le mode de fonctionnement que l'on choisit sans concertation aucune ?
Comme on le voit, dès que l'on s'approche de la question du pourquoi, la relation humaine apparaît avec ses nuances et les réponses semblent s'imposer d'elles-mêmes, par une sorte de logique de fonctionnement.

Ah!... mes secrétaires
En 1995, durant 3 mois, j'ai été le référent de 15 secrétaires en recherche d'emploi, dans un centre de formation. En plus d'assurer des modules de formation pour ce groupe sympathique, je les rencontrais régulièrement afin de gérer toutes les difficultés qu'elles pouvaient rencontrer.

       Illustration : Copain ou pro ?

Certains de mes collègues étaient surpris de ce que j'utilisais le "vous" et non le "tu", alors que cela me semblait normal. Je décidais donc de poser la question à mes 15 secrétaires qui furent unanimes : elles préféraient tout à fait que j'utilise le vous plutôt que le tu et regrettaient que certains formateurs les tutoient sans raison ni sans consensus. On le voit, encore une fois, même si les personnes que l'on côtoie ne donnent pas spontanément leur avis sur la question, il n'en reste pas moins qu'elles ont un avis sur la question dès qu'on leur donne l'occasion de l'exprimer. Il semble que dans ce cas, le consensus soit la meilleure des choses et que poser la question soit une réelle marque d'égalité qui ne s'y trouve pas du tout dans le fait d'imposer le tu, comme certains le font en avançant cet argument massue.
Cela veut-il dire que ceux qui imposent le "tu" refusent le consensus ou qu'ils ont tendance à vouloir "s'imposer" en imposant leur mode de fonctionnement ?
La question délicate du tu et du vous mérite encore quelques réflexions que je vous propose de partager, d'autant que dans la relation pédagogique, quoiqu'en pensent certains qui ont un avantage à établir et généraliser le "tu" de façon systématique et seulement à leur initiative, hélas, le relation pédagogique en est complètement modifiée. Et pas à l'avantage de l'enseigné.
                                                                           (à suivre ...)

Tu m'fais la bise ? (4)

La question du tutoiement des pratiquants de Yoga, la liberté prise de les embrasser, fait glisser la relation sur un mode affectif et non plus professionnel : nous avons pu voir dans le n° 92-93, quelques études de cas où la question se posait, et où les opinions pouvaient diverger. Continuons sur cette voie.

Question d'âge
Ma fille avait 15 ans, lorsqu'elle me dit un jour sa surprise parce que je vouvoyais une de ses copines que je n'avais vue que quelques fois. En y repensant, sa surprise se justifiait, et non en même temps : oui car je connaissais cette adolescente que j'avais donc déjà rencontrée, et en même temps, non, car la distance entre nous, liée à l'âge, aux différences de sexe, et au fait que la copine en question n'était plus une enfant, m'avait amené à estimer que le "vous" s'imposait naturellement.
Dans deux autres situations liées à deux de mes jeunes clients, alors que je tutoyais Romain, plus jeune, et qui faisait "petit garçon", je vouvoyais Nicolas, plus grand. Une de mes jeunes clientes, fille d'une de mes clientes, me fit me poser la question à tel point que je lui demandai ce qu'elle préférait : le tu ou le vous ?
Marie, pratiquante de Yoga de longue date, avait été confrontée au tutoiement dans un groupe ; elle l'a accepté. Mais ... ne fut-il pas imposé ? "Moi je tutoie tout le monde !..." avait dit l'animatrice au départ.
Elle s'y est mise... malgré elle ? L'acceptation a été forcée par le phénomène de groupe ...
Adrienne Oury, qui fut ma formatrice en Psychopédagogie en 1983, tutoyait quand on la tutoyait, vouvoyait si on la vouvoyait, mais en groupe comme ceux que j'ai connus à Paris, le tutoiement était systématique et non le fruit d'un consensus.

Toujours du concret
Le lecteur trouvera peut-être que mes questions sont bien compliquées et que les choses pourraient être beaucoup plus faciles ...
Ce n'est pas si simple que ça, si je me rappelle de la réaction de cette collègue de travail qui se dit surprise (1995) de ce que j'utilisais le vous lors des sessions de formation que j'animais, avec mes participantes en recherche d'emploi.
Or, deux années plus tard, alors que nous revenions sur ce sujet, elle me dit éviter absolument le "tu" entre ses clients et elle, depuis quelques revers ...
Ceci dit, on notera que le "tu" est parfois systématique dans certains groupes nommés "confréries", où il n'y a pas de distinction entre ceux qui se considèrent comme des "frères" ou des "soeurs" ; ces confréries ou associations initiatiques pratiquent aussi l'accolade : on est frères et soeurs, ce qui est le signe d'un sentiment de fraternité, réel et non feint.
Sur le plan pédagogique qui nous occupe ici, puisqu'il est toujours question de rapport à l'enseignement du Yoga, le consensus reste à mon avis la meilleure des choses, sans imposer quoi que ce soit, surtout lorsqu'on comprend les raisons de ces manières de poser ses relations humaines.

Les écrits ...
Qu'en disent les livres ? Ceux sur le Yoga n'abordent pas la question, et il faut noter le point de vue très évasif sur le sujet quand il est traité par certains ouvrages sur les bonnes manières ou la politesse, dont certains prétendent qu'elle est en voie de disparition. Aurions-nous vraiment perdu le sens du respect d’autrui ?
Le dernier ouvrage sur la question que j'ai eu en mains, disait qu'on pouvait se vouvoyer et aller jusqu'à s'appeler par le prénom, au travail par exemple, ce qui nous éclaire peu.
Mais voilà quelques mots difficiles à entendre : tout échange sur la politesse ou le respect est souvent délicat. En effet, ce que l'on nomme le savoir-vivre, plus qu’un vernis, symbolise la manière dont chacun, selon son âge, sa culture et son éducation, se présente au monde. Lorsqu’ils sont appliqués, nos codes adressent à l’autre le message suivant : je respecte ton territoire pour que tu respectes le mien.

Un vieux problème ...
Selon Dominique Picard, psychosociologue, auteure de Politesse, savoir-vivre et relations sociales (PUF, «Que sais-je ?», 2003) et du Petit Traité des conflits ordinaires (avec Edmond Marc, Seuil, 2006), et professeure à l’université de Villetaneuse, le premier traité des civilités (Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione), qui date du XVIe siècle, commençait déjà par ce constat : Aujourd’hui, la politesse n’existe pas !. C'était il y a plus de 400 ans ...
Qu'en est-il en 2006 ? La politesse n’a pas disparu, mais a évolué à cause du brassage culturel sans précédent et des conditions sociales tout particulièrement âpres que connaissent nos sociétés. Cela génère malentendus, quiproquos et agressivité, dus surtout à la peur et aux préjugés : chacun estime que si l’autre n’obéit pas aux mêmes codes sociaux que lui, alors, il est dans l’erreur.
Le philosophe Michel Lacroix, qui a consacré sa thèse à la politesse, parle d’un fléchissement certain de la politesse depuis trente ans : on prend avec le savoir-vivre, les mêmes libertés qu’avec la grammaire, et de même que la conjugaison en a pris un coup, le respect de l’autre se serait aussi abîmé. Comment s’est opéré ce relâchement progressif ? Voici son avis :
     "Les années 1960, qui ont culminé avec 68, ont érigé en valeurs la transparence, l’authenticité et la vérité dans les relations humaines...
     La politesse telle qu’on l’imposait autrefois a été, de ce fait, assimilée à de l’hypocrisie.
     Elle était complice d’un ordre social et sexuel répressif."

Les années 68
Avec la fin du respect des hiérarchies et de la division des sexes et des classes, c’est tout un ordre qui a volé en éclats. On a pensé alors que la politesse du cœur suffisait, parce que moins hypocrite que les codes conventionnels, tout comme lorsque certaines personnes se voient reprocher l'agressivité alors qu'elles ont simplement l'envie d'être franches.
     "Or, la politesse n’a rien à voir avec l’affectif"
... poursuit Michel Lacroix. Il semble que la politesse soit le secours lorsqu'on n’aime pas quelqu’un ou qu’on est indifférent, ou encore qu'on n'a pas envie d'entrer en relation amicale. L'idée du moraliste Joseph Joubert semble moins réductrice : il écrivait (Carnets, Gallimard, 1994) que par la politesse, dès le premier abord, les hommes qui n’ont pas encore eu le temps de savoir s’ils ont du mérite commencent par s’en supposer.
Le savoir-vivre a une utilité reconnue par tous ceux qui savent en bénéficier : il sert à être reconnu dans son identité, à savoir que l’on existe pour l’autre et à délimiter son espace propre.
On pourrait dire qu'il est l’huile dans les rouages de la communication.
Les générations précédentes intégraient l’apprentissage de la politesse comme facteur de promotion sociale : les parents voyaient l’avenir de leurs descendants, associé aux codes permettant d’évoluer ; mais les situations ne sont plus les mêmes et les difficultés sociales, le chômage, l’esprit de compétition et l’individualisme ont tout modifié.

Evolution
Michel Lacroix observe qu'à travers les fêtes populaires (immeubles, quartiers, etc.), on exprime son besoin de gentillesse, de convivialité et de respect, dans des relations sans formalisme pesant, sans culpabilité.
L’idéal serait donc de trouver un juste équilibre entre communication et non-intrusion, ce qui nécessite un apprentissage.
Tout apprentissage passe par les éléments psychologiques de la transmission et de la réception du message. Car si certaines conditions extérieures, comme nous venons de le voir, peuvent influer sur le choix du type de relation humaine qu'on compte mettre en place, elles ne sont pas les seuls responsables de ces choix personnels que les uns ou les autres, nous faisons au quotidien : au-delà de certains moments historiques au cours desquels le tutoiement a été rendu obligatoire, il nous faut également prendre en compte la composante psychique dans sa simplicité comme dans sa complexité.
Nous verrons l'apport de l'histoire et quel est l'avis de la psychologie moderne dans ce domaine peu aisé à appréhender, tant il touche à nos sphères personnelles ou intimes, et qu'il peut porter atteinte à nos convictions les plus profondes.
                                                                                                                                                                               (... à suivre ...)
.


Tu m'fais la bise ? (5)
Avant d'aborder certains aspects psychologiques liés à la manière que l'on choisit de s'adresser à ses contemporains, par le tu ou le vous, voyons ensemble quelques événements particulièrement intéressants quant au sujet qui nous occupe.
Il est deux moments historiques, au moins, au cours desquels on a légiféré sur le tutoiement, ce qui est bien la démonstration du caractère important de cette façon de s'interpeller les uns les autres.

La révolution ...
La Révolution française a été le théâtre d'une mesure particulière : c'est au moment de la seconde période de la Terreur, au cours desquelles la France est gouvernée par un pouvoir reposant sur la force, l’illégalité et la répression, que le tutoiement est instauré. De l’élimination des députés girondins le 2 juin 1793 à l’arrestation de Robespierre le 27 juillet 1794, entre l'été 1793 et le printemps 1794, l'affaiblissement de l'État est à son maximum et autorise toutes les violences. C'est au cours de cette seconde période, en 1793, qu'est adressée à la Convention nationale une pétition visant à abolir l'usage du vouvoiement au profit du tutoiement : le décret sur le tutoiement obligatoire dans les administrations est publié le 8 novembre 1793 par la Convention ; mais cette pratique ne va pas durer, et va disparaître sous la Convention thermidorienne.

En Scandinavie
En Suède, c'est au milieu du XXème siècle qu'a été faite la réforme du tutoiement. En suédois, du-reformen  désigne un changement dans l'usage des pronoms d'adresse réalisé en Suède vers la fin des années 1960. A partir de 1960,  les Suédois n'ont plus utilisé le pronom « vous » (en suédois : ni) - ou des titres - pour s'adresser à une personne inconnue, plus âgée ou hiérarchiquement supérieure : le tutoiement a systématiquement remplacé le vouvoiement. Cette mesure se voulait démocratique et égalitaire. Il faut tout de même ajouter que le "vous" était souvent perçu comme froid, voire condescendant, ce qui amenait les Suédois à user de la troisième personne pour s'adresser à une personne n'étant pas un proche.
Mais une vingtaine d'années plus tard, le retour au "vous" se fait progressivement : l'explication en est que les jeunes générations qui fréquentent l'Europe, ne perçoivent plus le "vous" comme distant.

Trouver le sens
Le tutoiement systématique est pratiqués dans certains milieux : les artistes, les militants politiques, les médecins, les radioamateurs, les enseignants, les échanges sur forums de la toile ou les courriels, les collègues du même âge, les camarades de promotion, les sportifs d'un même club ... ont l'habitude de se tutoyer. Dans le monde professionnel, la culture d'entreprise américaine a également renforcé le tutoiement combiné au prénom, les uns prétendant, en fait contre toute évidence, que l'ensemble du personnel constitue une grande famille. Mais on trouve aussi le cas de figure suivant : les membres d'un même service se tutoient alors qu'ils vouvoient les autres salariés de l'entreprise. La bise qui est un rapprochement plus marqué, est un peu moins systématique que le "tu" des cas ci-dessus, mais elle marque aussi une appartenance à un même groupe, une même famille.
Le tutoiement semble nous positionner dans le contexte étroit de la famille, c'est à dire du groupe humain de base que l'on peut étendre à la confrérie, au clan. Ainsi, la personne que l'on tutoie se trouve donc immédiatement placée dans cette proximité là, il en est de même pour la bise, ce qui montre l'aspect délicat de la situation, alors que le simple "vous" indique la distanciation qui est indispensable dans les rapports professionnels, de même que la poignée de mains.

Jeune ?
Au-delà de la raison parfois évoquée de se dire "tu" et de se faire la bise parce que "cela fait plus jeune", ce qui est en soi une erreur car on conserve, malgré tout, l'âge que l'on a, l'utilisation du tu peut être vu comme un effet classique de rhétorique. En effet, le tu latin a été utilisé comme tournure de politesse par les auteurs, notamment à partir de la Renaissance. Le 1er Mars 1580, dans sa Préface des Essais, Montaigne tutoie son lecteur : "C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit ...". Puis il termine cette page par : "... ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir ..." ; mais cette forme d'interpellation est une forme de respect.

Qu'en dit le psy ?
Laissons de côté les aspects vus jusqu'ici, esprit de confrérie ou de clan, aspect "jeune", tutoiement respectueux pour les Latins, et voyons ce que la psychologie peut nous enseigner sur le sujet.
Il semblerait que les personnes tentant de tutoyer rapidement ou de faire la bise à une personne inconnue jusque là, aient aussi envie d'intégrer de l'affectif dans leur relation, dans l'élan, non conscient le plus souvent, de fusionner avec l'autre. Cette tendance présente un danger pour les deux protagonistes : celui de ne pas se retrouver soi-même et de se perdre à deux dans une relation qui ne servira à rien ni à personne. Cette tendance pourrait être liée aux craintes connues en bas âge, lors de ce que l'on appelle
l'angoisse du 8ème mois. A cet âge, le jeune enfant se rend compte de la distance qui le sépare d'avec sa mère, et que la fusion qu'il croyait, n'y est plus. Ce phénomène est lié à la construction psychique du Moi, et aux expériences sensorielles en particulier, qui structurent l'individu. De ce fait, toute personne étrangère peut être source de crainte pour l'enfant qui peut se sentir en grande insécurité.

Inquiétante étrangeté
Autre explication possible, celle liée à ce que Freud nommait l'inquiétante étrangeté. Il s'agit simplement de l'angoisse ou de l'anxiété, plus ou moins marquées chez les individus, face à une situation nouvelle, et face à des personnes inconnues, même s'il n'y a pas de raison a priori de s'inquiéter.
Dans tous ces cas évoqués, le tutoiement et la bise préférés, permettent d'annihiler toute distance, de charmer son entourage en le rapprochant "de force", puisque dans ces cas on n'a pas pris soin de demander son avis à celui ou celle qu'on a décidé de tutoyer ou d'embrasser.
Cette logique s'applique dans les cas de rencontres du quotidien, sans distinction des types de relations établies.
Mais il est d'autres cas où une autre logique de la psyché est remarquable. Dans certaines rencontres particulières (situations thérapeutiques, situation d'enseignement ou de formation, de rapport hiérarchique ...) interviennent les notions de transfert et de contre-transfert décrites par Sigmund Freud. Il s'agit de l'affect que l'on met dans une relation de ce type : le père de la psychanalyse a mis en garde ses lecteurs se trouvant dans ces situations, contre les risques potentiels et sur la prudence nécessaire dans ces types de relation.
Tout en revenant sur les notions d'espaces décrites par Edward T Hall (Cf DRISH n°90), il faut ajouter les aspects psychologiques liés à l'envahissement du territoire personnel, même au plan psychique, en n'oubliant pas que si la bise "forcée" est un envahissement physique, elle l'est aussi au plan psychologique, puisqu'elle amène l'autre à s'inscrire dans un registre affectif alors qu'il ne l'a pas choisi, ou bien à renier le sens d'un symbole pour en faire un geste commun, sans aucune signification réelle.

Question de territoire
Dans "Alors survient la maladie", dont le sous-titre est "La vie quotidienne à la lumière du fonctionnement du cerveau", le collectif SIRIM (Société Internationale de Recherche Interdisciplinaire sur la Maladie), précise que :
     "l'absence ou le bouleversement du territoire de chacun, entraîne fréquemment des maladies".
Plus précisément, cette absence de territoire est remarquable lorsque tout est à tous, y compris l'intimité de chacun (SIRIM).
Même chose lorsque les territoires s'interpénètrent : vous écoutez de la musique classique tandis que votre compagnon (ou votre compagne) écoute la TV et que les enfants jouent à un jeu électronique bruyant.
Lorsque le territoire est trop étroit ou envahi, la santé peut s'en ressentir. Il faut retenir que celui qui occupe la fonction de
chef de tribu, retire toujours des bienfaits de cette situation pourtant pathogène pour les autres.
De là à penser que par le tu on amène un rapprochement pas nécessairement voulu, et qui pourrait générer un réel mal-être, il n'y a qu'un pas qu'on peut allègrement franchir sans aucun risque, tant celui qui "subit" le tutoiement, se sent envahi par l'autre qu'il aurait préféré tenir à distance, car la logique est là : il est
beaucoup plus difficile de se montrer trop familier, voire grossier, avec des personnes que l'on vouvoie, qu'avec celles que l'on tutoie sans avoir auparavant établi réellement de liens de sympathie avec elles.
                                              
(... A suivre ...)


Tu m'fais la bise ? (fin)
Sous ce titre, nous avons pu étudier, dans les derniers numéros de DRISH, divers éléments en présence dans les relations humaines, plus précisément dans la relation pédagogique. Mais une fois les aspects théoriques posés et les exemples concrets décortiqués, une question reste : à présent, que faire ?
C'est la question que se pose peut-être l'enseignant de Yoga ou le futur enseignant, qui a ainsi lu ce long article sur le sujet du rapport à l'autre qu'il considère comme élève ou comme client. Et il se pourrait qu'il réagisse comme le fit un professeur de Yoga diplômé participant à un séminaire de Yoga, et qui me demandait régulièrement s'il devait changer son mode d'enseignement lorsqu'il découvrait des façons de faire ou des explications qu'il ne connaissait pas jusque là.

     Illustration :
Une vraie question ...

Au cours du séminaire de Juillet dernier, nous avons pu voir que la connaissance acquise ne laisse pas indemne et qu'elle implique des choix d'existence, ensuite, car une fois la connaissance acquise, on ne peut plus faire comme si on ne savait pas ; n'oublions pas que le Yoga est une école de conscience. Les éléments théoriques sont posés, la réflexion suit son chemin : c'est à chacun de tirer ses propres conclusions et partant de là, de faire ses choix concrets.
Concernant le tutoiement et l'usage de la bise dans le domaine de l'enseignement du Yoga, je n'ordonnerai à personne de faire ou de ne pas faire telle ou telle chose, même si j'ai sur le sujet, une opinion bien arrêtée, argumentée par tout ce que j'ai pu écrire sur le sujet : c'est à chacun de voir, mais il devra agir en fonction d'une réflexion menée et non en fonction d'un quelconque laisser-aller ou d'un conformisme irréfléchi.
Il est temps, maintenant d'en venir aux conclusions du thème.

En conclusion
Ma conclusion ne consistera donc pas à dire ce que chacun doit choisir. Tout au long de cet article de plusieurs dizaines de pages, j'ai tenté d'étudier la question sous tous ses aspects historiques, comportementaux, psychologiques afin que nous en ayons une vision aussi complète que possible, car le principe reste le suivant : avant de faire un choix, ne doit-on pas s'informer le plus possible sur la question ?
Par des exemples précis, des observations et des témoignages, par les apports de la psychologie moderne, de la linguistique et de la sociologie, en approchant de la dimension historique et politique, en citant des auteurs ayant accompli des travaux de recherche sur la question, en évitant la trop délicate question de la morale qui ne doit pas trouver sa place ici, mais en re-situant le sujet dans le cadre simple et plus libre d'une éthique personnelle, mon seul souci a été d'étaler toutes les facettes du rapport à l'autre en ce qu'il concerne les faits de le tutoyer et/ou de lui faire la bise, rapport auquel aucun enseignant de Yoga n'échappe, à moins de le balayer d'un revers de main, ce qui est la solution de facilité, mais pas la solution.

Simple ou compliqué ?
Le lecteur trouvera peut-être que mes questions sont bien compliquées et que les choses pourraient être beaucoup plus faciles ... Il est vrai que balayer la question d'un revers de main en disant qu'il n'y a aucun problème à tutoyer quelqu'un ou à lui faire la bise est plus aisé et d'ailleurs plus courant : mais ignorer une problématique relationnelle n'a jamais signifié la résoudre, et nier une question n'est sûrement pas la bonne attitude pour qu'elle soit définitivement réglée.
Souvent, tout se passe comme si la relation à l'autre ne demandait pas un consensus ni qu'on tienne compte de son avis. Pourtant, après tout, l'autre est une personne comme chacun de nous, et pas seulement un objet de relation dont on peut disposer à sa guise ; trop d'enseignants de Yoga l'oublient.
Bien sûr, on peut remarquer qu'on exprime son besoin de gentillesse, de convivialité et de respect, dans des relations où le formalisme pesant n'est plus, et aussi, dans le même temps, que toute uniformisation, dans un sens comme dans l'autre, n'est qu'un appauvrissement.

Enseignant-enseigné
De plus, il ne faut pas perdre de vue que le "problème" du tu et de la bise, est posé dans la relation enseignant de Yoga-pratiquant : le lecteur notera que j'ai soigneusement évité la terminologie utilisée plus haut, celle de client ou élève. Car la façon de considérer ses pratiquants influe sur le mode de relation que l'on aura avec eux : s'ils sont mes élèves, alors je suis le maître, s'ils sont mes clients, c'est que je suis conscient que notre relation est fondée sur un échange au cours duquel je leur dois une qualité de travail et de relation, puisqu'ils me rémunèrent pour cela, en même temps qu'un certain respect.

Yoga et séduction ?
Lorsqu'on enseigne le Yoga, il est tentant de vouloir "jouer la séduction" en instaurant le tu familier et le bisou affectueux (mais l'est-il vraiment ?), ce qui va enfermer le demandeur intéressé par le Yoga, dans une sorte de dilemme dont il ne pourra que difficilement sortir, et seulement s'il se pose la question qu'on lui aura soigneusement évité de se poser : celle du pourquoi de sa présence dans un cours de Yoga.
Ce pourquoi a-t-il sa réponse dans le professionnalisme ? dans la qualité du travail ? ou bien dans le lien, l'attachement, la familiarité, l'habitude affectueuse dans laquelle il se trouve inscrit systématiquement par la bise qu'on l'a amené à partager et le tutoiement qui a été instauré sans qu'on lui demande son avis, ce qui revient donc à dire que ces pratiques ont perdu tout leur sens ? Quand je me donne le droit de tutoyer, je me mets sur le même plan que les proches de la personne, ce qui lui retire quelque chose et ne constitue en réalité, qu'un semblant de rapprochement.
Par le tutoiement l'enseignant ne laisse plus l'occasion au pratiquant d'exister de façon viable dans la relation, en tant que sujet autonome, capable de décider lui-même de ce qui peut s'établir entre deux êtres dont la rencontre ne devrait, en tout cas au départ, ne se situer que sur un plan professionnel.
Car on vient voir un enseignant de Yoga, d'abord, pour pratiquer le Yoga et être guidé par lui sur cette voie, l'aspect relationnel amical n'étant qu'une possibilité événementielle pouvant survenir au cours des mois ou des années qui suivront, mais généralement, ce n'est pas le premier but recherché.

La question du "maître"
Si l'enseignant fixe autoritairement les modalités d'une relation dans laquelle il est le maître, il est alors lui-même pris dans une confusion quant à son statut de "maître" : il a l'impression illusoire qu'il peut et doit décider pour l'autre (Cf. La tentation de s'imposer, in DRISH 97-98, p.58). Celui par qui le tutoiement arrive, tente de mettre l'autre sous sa coupe, ce qui peut s'apparenter au pouvoir qu'exerce un père sur un fils ou même un frère aîné sur un frère plus faible ... il s'agit ici de notions inconscientes de la part de l'enseignant, ou parfois du pratiquant, puisque dans certains cas, il arrive que ce soit celui-ci qui veuille d'entrée établir, d'autorité, ce rapprochement, sans demander l'avis de l'autre.

     Illustration : D'autorité ?! ...

Bien sûr, on peut penser qu'aujourd'hui, pour être dans le ton, pour être reconnu et passer pour moderne et ouvert, il faut tutoyer tout le monde. Mais en même temps, c'est un moyen de contourner un problème : or, comme nous l'avons déjà vu, ce n'est pas en l'ignorant qu'il se trouve résolu.

Yoga = autonomie
Agir ainsi, c'est ignorer que le Yoga est une voie qui est censée mener à l'autonomie de l'être : comment alors lui imposer d'entrée un mode de fonctionnement, et ne pas laisser la relation se placer dans un cadre de simple relative neutralité qui reste bienveillante et respectueuse, contrairement à l'autre qui démontre, de fait, qu'imposer un mode de fonctionnement signifie que ces deux valeurs de bienveillance et de respect ne sont plus ?

   Illustration :
Une voie de respect, de bienveillance ...

Si on peut considérer avec justesse que le "vous" distancie et que le "tu" dé-formalise, le fait de tutoyer quelqu'un sans son avis ne facilite les contacts que de manière superficielle ou ponctuelle et peut donner l'impression, qui n'est qu'illusion, d'une amitié véritable. Or, pour fonder des rapports solides entre un enseignant et son pratiquant, mais aussi entre collègues ou gens se côtoyant régulièrement, pour développer une amitié, il faut bien plus, et peut-être dans un premier temps, se souvenir de ces mots de Molière :
    
"Mais l'amitié demande un peu plus de mystère,
     Et c'est assurément en profaner le nom
     Que de vouloir la mettre à toute occasion"

De nombreux facteurs ...
Et puis, tutoyer, vouvoyer, cela dépend de l'éducation qu'on a reçue, des circonstances dans lesquelles on s'adresse à quelqu'un, des gens à qui l'on s'adresse, de l'affection et de l'intérêt qu'on leur porte, du respect qu'on a ou non pour eux, et qu'on doit leur montrer, de ce qu'on a à leur dire ... et la liste n'est pas exhaustive. Ce qui démontre bien la complexité de la question et en même temps la nécessité de s'en remettre à un consensus et non à une décision arbitraire ...

    
Illustration :
Un sujet difficile ...

Tout cela se complique encore si on estime que le vouvoiement peut montrer le respect qu'on a de l'autre, mais le tutoiement peut être un indice d'affection, ou de sympathie. Et réciproquement ! On peut parfaitement vouvoyer quelqu'un délibérément pour lui montrer une distance, voire une forme de mépris, et le tenir éloigné de soi. On peut parfaitement tutoyer quelqu'un pour presque les mêmes raisons : lui montrer le peu d'estime dans lequel on le tient.

Tutoyer quelqu'un, et embrasser quelqu'un, c'est lui reconnaître une sorte de droit sur moi, et accepter de lui rendre des comptes, comme dans mes relations avec ma famille ou mes amis très chers. Tutoyer, embrasser ne doivent pas être des actes automatiques : ils se concluent de gré à gré entre deux personnes en fonction de l’évolution de leur relation. Il n’y a pas là de quoi déclencher une guerre du fait du refus d’un tutoiement offert qui serait considéré comme un affront ...

La question de la distance
Enfin, autre point très important pour l'enseignant de Yoga qui a quelque considération pour ses pratiquants, il doit veiller à réintroduire dans ses mots et expression, la distance qu'il abolit dans ses gestes.


     Illustration :
Une distance nécessaire ...

La barrière du toucher est franchie parce que le métier d'enseignant de Yoga l'exige quelquefois, comme je peux régulièrement l'expliquer lors de la formation des futurs enseignants de Yoga : la main a une fonction pédagogique importante dans le contact avec l'autre. Mais cela entraîne la nécessité de renforcer le contrôle de l'expression à l'autre et d'exclure toute familiarité. L'usage du "vous" permet une grande proximité dans le rapport humain établi dans le cadre de l'enseignement du Yoga, de la psychothérapie, de la formation, ou de l'animation de groupes de parole, comme j'ai pu l'observer au cours de mon expérience professionnelle répartie sur de nombreuses années et avec des publics variés (CF. les exemples cités dans Tu m'fais la bise ? DRISH 92-93).

     Illustration :
Le contact nécessite la distance du langage

Comme dans toute relation professionnelle de type enseignant-enseigné ou thérapeute-soigné, on doit poser comme règle que l’avis de la personne doit être demandé en préalable à toute action sur elle. On voit donc qu’à travers cette question, somme toute assez marginale, du tutoiement, c’est toute la manière dont l'enseignant se considère et considère son pratiquant, qui est en jeu.

     Illustration :
Une fonction avant tout ...

On ne joue pas impunément avec son rôle et avec sa fonction, car l'enseignement du Yoga est une réelle fonction, et pas une relation de copinage, un vrai métier et non un loisir, contrairement à ce que vivent trop de professeurs de yoga.

Sagesse ...
Enfin, pour en terminer avec ce sujet qui méritait une telle extension, je voudrais simplement citer deux auteurs auxquels je reconnais personnellement une grande maturité : il s'agit de Lao-Tseu et de la Fontaine. Ce dernier qui nous a donné ses Fables dont on connaît la sagesse en filigrane, disait :
    
"Chacun se dit ami : mais fou qui s'y repose ;
     Rien n'est plus commun que le nom,
     Rien n'est plus rare que la chose."
Ces mots rappellent Molière cité plus haut.
Quant à Lao-Tseu, sage chinois ayant vécu à l'époque de Confucius et du Bouddha, au VIème siècle avant notre ère, il disait :
      "L'homme supérieur est amical sans être familier,
     l'autre est familier sans être amical".
Je ne puis que vous remercier d'être arrivé au bout de ce long exposé qui méritait cette densité.
Il ne reste plus qu'à réfléchir à la question et ... à mettre en pratique le choix décidé.
Vous êtes à présent le seul maître de vos actes qui, considérant que le Yoga est une école de conscience, doivent être cogités et non laissés au hasard de la simple imitation.
Bonne réflexion.

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