INSTITUT LEININGER
Centre de Recherche Indépendant de Yoga Adapté (KRIYA) Thérapie holistique - Yogathérapie Ecole de Yoga du K.R.I.Y.A. - Pour votre bien-être |
- Un bon mental, une bonne philosophie de vie, un corps souple et fort pour mieux vivre sa vie -
Une pédagogie des distances et de l'espace
de l'autre
Sous le titre : "Tu
m'fais la bise ?" il a été développé dans
Drish 89 (1),
Drish 90 (2),
Drish 92-93
(3), Drish
95 (4), Drish 96 (5),
Drish 99 (fin).
Cette série de textes fondés sur des réflexions associées à des observations et
expériences concrètes, pose la vraie question de la relation de l'enseignant de
Yoga avec son pratiquant ...
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Votre séance de
Yoga
- Votre
séance individuelle personnalisée
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Objectifs de l'école de Yoga
- Philosophie de
l'être : la vision de l'Inde
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De la posture à
l'attitude
- Le mouvement c'est la vie
-
L'esprit des stages
de Yoga
Tu m'fais
la bise ? ...
Toute la
France (à peu près ...) s'est enflammée en Juillet 1998, lors de cette Coupe du
Monde de Football, au cours de laquelle l'équipe de France s'est montrée
efficace et gagnante, sous la direction du bien nommé <Aimé> Jacquet. Qui,
depuis, ne connaît pas le célèbre crâne
chauve de Fabien Barthez, régional gardien de but connu depuis lors, et qui
excella au cours de ces épreuves ?
Le gardien ... garde la distance
C'est ce même Fabien Barthez qui animait dans le courant de l'année 2005, un
stage auprès de jeunes joueurs. Voici un extrait de ses propos d'introduction :
"Beaucoup m'appellent Barthez. Je leur
réponds : <d'abord, c'est monsieur>.
Ensuite, on dit <vous>. J'ai toujours
fonctionné comme ça".
Cet homme semble avoir une bonne tête, et son crâne nu le rend encore plus
sympathique ; sa célébrité et sa dextérité n'enlèvent rien à l'affaire, au
contraire. On comprend l'envie de "fusionner" avec ce personnage hors du commun,
tout comme des fans avec leur idole.
Et le Yoga, dans tout ça ?
Il peut sembler banal ou sans importance, voire inutile, de se poser la
question de l'utilisation du tu et du vous et de prendre un temps de réflexion
avant de choisir. Et puis le lecteur peut se demander quel rapport cette
question a avec le Yoga ...
Comme nous le verrons, c'est toute la dimension pédagogique du Yoga qui est
concernée, et il est un défaut fréquent chez les professeurs de Yoga : le manque
de distance et l'usage généralisé du tutoiement. De nos jours, le tutoiement se
généralise, et cet article n'a sûrement pas la prétention de vous dire ce qu'il
faut faire ; chacun fera ses choix, mais il importe de les faire en toute
connaissance de cause.
Selon les cas
Les plus farouches défenseurs du "tu" systématique ne le pratiqueraient
pourtant pas dans toutes les situations, quoiqu'ils en disent ou pensent. Il
suffit de penser à la rencontre d'un ami ou un copain dans une situation
ultra-professionnelle et de la nécessité, dans ce cas précis d'utiliser le
vous... Lors de l'animation d'un groupe de travail, il y a une dizaine d'années,
s'est trouvé, parmi les personnes composant ce groupe, un membre de ma famille :
me refusant au vouvoiement en cette occasion, j'ai tout de même expliqué, en
toute simplicité, à l'ensemble du groupe
que cette personne et moi nous tutoierions, du fait que nous nous connaissions
déjà. Il semble qu'un cadre s'impose quelquefois, et qu'on ne puisse pas tutoyer
tout le temps : ainsi lors d'une interpellation, il est absolument interdit aux
représentants de la police de tutoyer la personne interpellée ...
Un exemple précis
Une de mes plus anciennes pratiquantes racontait qu'elle avait voulu se
remettre au Yoga, et avait frappé à la porte d'un club où elle fut accueillie
par des mots surprenants, en raison de la différence d'âge et des habitudes
qu'elle avait prises en travaillant à mon contact :
"D'où tu viens ? Qui tu es ? Mets-toi sur
la tête !...".
Cela faisait beaucoup, en une seule fois ...
Concernant la position sur la tête, c'est une pratique à bannir de façon
absolue, pour plusieurs raisons que j'évoquerai dans un prochain numéro de
DRISH. Quant au tutoiement, la question reste de savoir si on peut l'instaurer
d'entrée sans demander l'avis à l'interlocuteur ? Ne devrait-il pas plutôt
s'établir de façon consensuelle ?
La question reste posée.
Question de morale ?
Je ne compte pas utiliser les données liées à la morale ou aux règles de
conduite en vigueur il y a quelques décennies, selon lesquelles on ne tutoie pas
les personnes plus âgées ou les gens qu'on ne connaît pas, et que sais-je
d'autre encore sur ce sujet.
Afin d'aborder ce thème, il faut tenir compte de l'évolution des moeurs et des
habitudes, des exigences de la société moderne, et aussi et surtout, de ce qu'on
pense du sujet, au fond de soi. Car cette question, hors de toute considération
morale ou moralisatrice, pose des questions auxquelles il faudrait, je pense,
réfléchir avant de faire son choix.
Et la question, comme on va le voir, n'est pas si simple ...
Pourquoi tu et vous ?
Les Anglais ont le You, qui est
aussi bien tu que vous, ce qui gomme le problème, et facilite ainsi les choses.
Les Italiens utilisent le Tu, tandis
que le Voi est le vous en tant que
sujet pluriel, et ont des formules de politesse :
Elia et Lei (vous-elle et
vous-lui) et Loro (vous-eux). Chez nos
voisins Espagnols, le Tu et le
Vosotros désignent respectivement le
tu et le vous pluriel, tandis qu'existe une formule de politesse :
Usted ...
Même chose en Allemagne, où
il existe une personne de politesse. Alors ?
(à suivre ...).
Tu m'fais la bise ? (2)
...
Nous avons pu voir combien le langage courant pouvait contenir de nuances quant
à l'approche des humains entre eux et comment chacun réagissait par rapport à
elles.
Le maniement de l'expression langagière prévoit, comme on a pu le voir, des
dispositions avec des interpellations différentes et précises, selon le mode de
distance choisi, même si ces distances sont ignorées ou niées. Le rapport de ce
sujet au Yoga est fondamental puisqu'il en détermine toute la dimension
pédagogique et l'approche du pratiquant, de l'élève ou du client.
Il ne s'agit pas d'aborder la question selon les exigences d'une morale étriquée
et limitative, mais bien de le faire en pleine connaissance des études faites
sur ce sujet. En effet, on peut penser que si la langue prévoit ces façons
différentes d'aborder nos contemporains, c'est que cela a un sens : et si cela
correspondait à une dimension humaine réelle ?
Question de distances
Dans un précédent DRISH (n°71, paru début 2003), nous
avons pu voir qu'au-delà de notre peau qui nous permet de vivre la relation
intime, le contact, la chaleur d'une pression de main, d'une caresse, d'une tape
amicale, la culture fait comme si nous avions d'autres "peaux" qui auraient pour
fonction de réguler les distances entre individus. Au point que "prendre ses
distances" avec quelqu'un n'a pas qu'un sens physique : ainsi, on peut remarquer
que la distance physique entre les êtres s'allonge si la
relation est antipathique, et se raccourcit, voire s'élimine totalement lors
d'un contact sympathique, jusqu'à devenir fusionnel ?
Distances et territoires
Il existe des zones de territoires mesurables, plus ou moins excentrées de
notre peau ; mais ce qu'on ignore le plus souvent, c'est que chacune de ces
zones liée à une distance précise, se trouve reliée à un comportement précis, En
effet, notre peau, par l'éducation que nous recevons et par la culture dans
laquelle nous nous trouvons, connaît des prolongements, en ce sens que la
distance entre les individus, va induire des attitudes comportementales.
C'est Edward T. Hall qui, à la fin des années 70, a accompli d'importants
travaux sur cette question qui sert de fondement à tous les processus de
communication et de relations humaines : tout se passe comme si, autour de notre
peau, à l'extérieur d'elle, se trouvait une série de "bulles" spatiales, dont on
permet, ou non, l'accès aux personnes présentes.
Quelques exemples ...
Cette réalité très concrète a son reflet dans les formes de la langue.
Ainsi, on dira d'une personne qu'elle est "collante", si on a l'impression
qu'elle est tout le temps "scotchée", collée à notre peau, ce que l'expression
"pot de colle" désigne vulgairement. L'amour que l'on porte a quelqu'un nous
fait dire qu'on l'a "dans la peau", ce qui signifie bien que notre impression
est qu'elle a pénétré toutes nos dimensions jusqu'à notre coeur. Quelqu'un de
chaleureux se distinguera de celui, distant, dont la froideur ne donne pas
vraiment envie qu'on ait à faire à lui.
"La dimension cachée"
C'est sous ce titre de la dimension cachée, que Hall a publié ses travaux
qui confèrent à notre enveloppe une série de distances, de dimensions invisibles
et pourtant perceptibles. Hall est parti du constat selon lequel les animaux
connaissent 4 distances : fuite, critique, personnelle et sociale.
L'homme intégré à la culture, au comportement plus complexe, et moins
instinctif, connaît deux dimensions en commun avec ses cousins animaux, la
personnelle et la sociale. La fuite et le combat (en rapport avec la fuite et la
dimension critique de l'animal) ayant été gommés de notre comportement social,
s'ajoutent deux dimensions typiquement humaines : l'intime, et la publique,
toutes deux étant les extrêmes, tandis que les distances personnelle et sociale
sont intermédiaires.
Quatre "bulles"
Cette idée affirme que les diverses situations que l'on rencontre dans
l'existence, sont conditionnées par ce que l'on pourrait comparer à d'autres
peaux autour et au-delà de notre peau, et dont les fonctions seraient de poser
des limites et d'imposer un comportement particulier.
La distance intime se situe lorsque deux personnes se situent de 0 à 45 cm l'une
de l'autre : c'est la distance de la lutte ou de la relation amoureuse. A partir
de 45 cm, la dimension personnelle s'étale jusqu'à 1,25 mètre : c'est la
distance séparant les individus d'une même espèce, lorsqu'il n'y a pas de
contact. C'est la distance d'une femme aura près de son mari, et qu'elle ne
supportera pas entre son mari et une autre femme ... Puis vient la distance
sociale, à partir de 1,20 mètre, celle que l'on rencontre dans le monde du
travail. La distance sociale est celle du contact patron-secrétaire, par
exemple, qui permet l'utilisation normale de la voix pour une conversation
normale.
Vient enfin la distance publique, au-delà de 3,60 mètres, celle à partir de
laquelle on ne se sent pas concerné par ce qui nous entoure : c'est la distance
de l'orateur, celle qui implique un style de relation formel. C'est la distance
des personnages officiels : elle peut aller jusqu'à 9 mètres.
C'est l'espace qu'on installe de manière automatique si on se sent menacé : il
permet de se défendre ou de prendre la fuite si nécessaire ; dans sa forme la
plus éloignée, cette distance impose d'accentuer le discours, le comportement
gestuel, les positions et nécessite une certaine lenteur d'élocution, une bonne
articulation, ce que font les acteurs de théâtre. En clair, cette dimension
formalise la relation et permet à chacun de rester à sa place.
Distance et comportement
Cette question des distances est si réelle que lorsqu'une personne entre
dans un bureau, si le réceptionniste est à plus de 3 mètres du visiteur, il ne
se sent pas concerné et ne lève pas la tête. A moins de 3 mètres, il se sent
obligé d'agir et de se tourner vers son visiteur ... Il n'est donc pas étonnant
que dans certains lieux destinés à recevoir du public, même les bureaux où
prennent place des employés n'ayant pas pour fonction de recevoir des clients,
se trouvent à une distance inférieure à 3 mètres. Autre exemple concernant la
distance personnelle, de 45 cm à 1,25 mètre. C'est la distance séparant les
individus d'une même espèce, lorsqu'il n'y a pas de contact et aussi la distance
d'une femme près de son mari, et qu'elle n'acceptera pas entre son mari et une
autre femme ...
Enfin, il faut ajouter que toute restriction imposée à ces distances entraîne
l'agressivité de celui qui la subit ... Les expériences ont montré que lorsque
les rats sont en surnombre et/ou que leur espace vital diminue, ils s'entretuent
et mangent les petits. Chez l'être humain, lorsqu'un logement ne permet pas à
chacun de ses habitants d'avoir au moins 10 m2, on note une
augmentation de la criminalité et/ou des comportements pathologiques.
On notera enfin que l'adaptabilité de l'humain fait que le fonctionnement des 4
distances indiqué ici varie en fonction de la proximité, de l'âge, du sexe, de
la situation (on supportera dans le métro ou dans un concert, d'être les uns
contre les autres), des parties du corps concernées (on peut supporter d'être à
quelques millimètres à côté d'un inconnu, pas de face), la culture (certaines
cultures ignorent la notion de viol, les éléments masculins ne considérant pas
comme un mal de "prendre" une femme et de lui imposer une relation intime contre
sa volonté).
La connaissance de ces distances, ces dimensions cachées, ces bulles
successives, emboîtées comme des poupées russes, montre la complexité de
l'humain à partir de la surface de sa peau, dans son rapport au monde et permet
de mieux connaître et comprendre les réactions qui peuvent nous animer
quelquefois, de façon illogique, et de mieux comprendre les autres en respectant
leurs espaces (notez le pluriel). De plus, même lorsqu'on connaît bien une
personne, intimement, cela ne nous permet pas de faire ce qu'on veut, comme on
veut, quand on veut.
L'homme est un animal social et a dû, de ce fait, développer ces autres peaux,
afin de pouvoir gérer les situations en compagnie des autres ; on se doute que
cette culture s'est établie progressivement et qu'il a fallu beaucoup de temps à
l'être humain pour l'accepter dans son apprentissage déjà riche et complexe.
Cette réalité des distances est telle que le langage l'a intégrée, comme nous
avons pu le voir plus haut.
(à suivre ...)
Tu m'fais la bise ? (3)
Nous
avons pu voir dans la précédente partie consacrée à ce sujet, les notions de la
langue en rapport avec le thème ainsi que les découvertes de Edward T Hall et la
description qu'il a pu faire des espaces dépendant de la culture, et auxquels
chaque être humain est soumis sans s'en rendre compte.
Tu-vous au quotidien
Parfois de façon indifférente, nos contemporains semblent utiliser le "tu"
sans égard pour ceux qui se trouvent en face, estimant que cette coutume fait
partie des usages naturels et normaux.
S'appuyant sur le principe d'égalité, voire sur les "conséquences logiques" de
la Révolution Française, certains affichent d'entrée un langage où la relation
si proche n'est pas toujours évidente pour l'interlocuteur, surtout s'il est
sensible à la notion de distance apparemment peu connue dans notre région à
tendance méditerranéenne, où on considère parfois que ces questions ne valent
pas la peine d'être posées.
Illustration : Au nom de la
révolution ...
Je vous propose de vous livrer le fruit de mes réflexions à partir
d'observations personnelles précises
Surprise ...
Sensibilisé particulièrement en 1994, à cette question à laquelle j'avais pu
jusque-là échapper, je décidai cette année-là, d'observer les attitudes des uns
et des autres, dans nos relations, mais aussi dans leur comportement, tout en
tentant de voir si l'apparente familiarité venait plus ou moins le teinter.
Illustration : Qui juge-?
Ma première surprise vint du milieu carcéral dans lequel je me suis trouvé
pendant trois ans (pour raisons professionnelles, rassurez-vous!). De 1994 à
1996, j'ai accompagné, durant environ une semaine sur deux, sur une longue
période de trois mois, trois groupes de détenus, en montagne, afin de leur
permettre de renouer avec la vie de groupe.
Première observation
La première année, le collègue avec lequel j'allais oeuvrer en alternance,
me dit texto : "On va se tutoyer, on va
pas s'emmerder... " et quelques semaines plus tard, alors que je me trouvais
au refuge du Portillon, à 2600 mètres d'altitude et à 150 km du centre d'où elle
m'appelait, une des responsables avec laquelle se faisait ce partenariat
complexe, me dit au téléphone, qu'on peut se tutoyer...
"... pour faciliter les choses...".
Illustration : Le téléphone
facilite-t-il le tu ?
Quelles choses ? Et puis en quoi est-ce que tutoyer quelqu'un facilite les
choses ? Est-ce que quelquefois, le "tu" ne complique pas les situations ? Il
est vrai que peu de temps plus tard, elle prit quelques libertés sur un document
que je lui avais transmis, me fit part de certaines remarques, et me demandait
d'assurer une action sans me demander si cela me convenait ou non, se situant
d'entrée dans une position hiérarchique apparemment facilitée par l'ascendant du
tutoiement ...
Comme si l'absence de formalisme lui donnait toute autorisation pour disposer de
mes moyens ... Car en effet, il s'agit bien de formalisme, donc de forme et on
pourrait avec raison dire que la forme importe peu, et c'est le fond qui est
essentiel, ce qui est juste. Cependant,
je prétends pour ma part que le fond serait différent si on respectait certaines
formes indispensables au bon déroulement des relations humaines.
On continue ...
En 1996, lors d'ue autre action menée en milieu carcéral, les participants
me dirent qu'ils n'aimaient pas du tout le tutoiement systématique "imposé" par
les formateurs en présence, alors que j'utilisais un "vous" systématique, en
tout cas au début de cette action. Certains détenus utilisaient le vous, selon
les moments. Il y eut une décision du groupe de conserver le "vous", ce qui gêna
quelque peu un de mes collègues plutôt anxieux à partir de là, comme si le
tutoiement avait pu le rassurer. Ce qui semblerait expliquer les réactions
décrites plus haut et allant en ce sens. On le voit, les choses ne sont pas si
simples ni si claires.
Derrière les barreaux
Même observation à la Maison d'Arrêt de Montauban, dans laquelle j'ai,
durant deux années, assuré des séances de Yoga pour les détenus, entre les
barreaux de la salle de gym.
Illustration : Qu'est-ce qui
est juste ?
Le vouvoiement était naturel ... Par contre, les groupes on tendance à voir le
tu se généraliser. Dans nombre de ceux auxquels j'ai participé activement à un
moment ou un autre (Groupe CGJ, Mensa, AVF, les rencontres du Mercredi, Créactif
...), le tu était, non pas proposé, mais imposé.
Illustration : Camaraderie ou
familiarité ?
Il était tellement automatique qu'il semblait devoir s'étendre aux membres des
familles des uns et des autres : ainsi, un membre d'une association exprima sa
surprise lorsque, m'ayant présenté son fils d'une vingtaine d'années, je
m'adressai à lui par un "vous" qui me semblait de circonstance. Le collègue
insista pour que je le tutoie, ce que je refusai gentiment et ce fut une bonne
chose puisque quelques semaines plus tard, ce jeune adulte devint un de mes
clients les plus assidus.
Mots et faits
Au hasard des rencontres, cela n'est pas si simple ni aussi tranché, et
comme nous allons le voir, la limite entre les deux choix n'est pas si claire,
ce qui amène à faire quelques remarques intéressantes pour qui veut bien prendre
la peine de les observer et de les retenir. Commençons par quelques exemples
tirés de la vie professionnelle.
Au cours d'une réunion d'enseignants de Yoga dans les Pyrénées Orientales où
j'interviens auprès de futurs enseignants de Yoga, alors qu'entre enseignants
nous évoquions cette question de la distance avec les stagiaires,
un collègue se déclara d'accord sur cette question et sur la nécessité de
la conservation d'une certaine distance, tout en conservant l'usage du "tu" sans
connaître ses interlocuteurs ... On voit là que de la théorie à la pratique, ce
n'est pas aisé.
Illustration : Le Yoga
justifie-t-il le tu ?
En milieux hospitalier, carcéral ou de la recherche d'emploi, qu'est-ce qui
permet de tutoyer les personnes en situation difficile ? Réfléchissons un peu
ensemble : un prisonnier, un chômeur, un patient, parce que le destin les a
frappés, doivent-ils "subir" le rapprochement immédiat du "tu" qu'on leur impose
? Ne méritent-ils pas eux aussi le respect, celui-là même qu'on va accorder à
ses supérieurs hiérarchiques ou aux instances administratives ? Car si la
révolution est passée par là et si l'égalité prônée par ceux qui manient le tu
sans égard ni discernement ? Pourquoi, lors d 'un stage de Yoga, s'adresser à
ses participants par le "tu" et non par le "vous" ? La situation d'élèves les
place-t-il en situation inférieure pour qu'on puisse leur imposer le mode de
fonctionnement que l'on choisit sans concertation aucune ?
Comme on le voit, dès que l'on s'approche de la question du pourquoi, la
relation humaine apparaît avec ses nuances et les réponses semblent s'imposer
d'elles-mêmes, par une sorte de logique de fonctionnement.
Ah!... mes secrétaires
En 1995, durant 3 mois, j'ai été le référent de 15 secrétaires en recherche
d'emploi, dans un centre de formation. En plus d'assurer des modules de
formation pour ce groupe sympathique, je les rencontrais régulièrement afin de
gérer toutes les difficultés qu'elles pouvaient rencontrer.
Illustration : Copain ou pro ?
Certains de mes collègues étaient surpris de ce que j'utilisais le "vous" et non
le "tu", alors que cela me semblait normal. Je décidais donc de poser la
question à mes 15 secrétaires qui furent unanimes : elles préféraient tout à
fait que j'utilise le vous plutôt que le tu et regrettaient que certains
formateurs les tutoient sans raison ni sans consensus. On le voit, encore une
fois, même si les personnes que l'on côtoie ne donnent pas spontanément leur
avis sur la question, il n'en reste pas moins qu'elles ont un avis sur la
question dès qu'on leur donne l'occasion de l'exprimer. Il semble que dans ce
cas, le consensus soit la meilleure des choses et que poser la question soit une
réelle marque d'égalité qui ne s'y trouve pas du tout dans le fait d'imposer le
tu, comme certains le font en avançant cet argument massue.
Cela veut-il dire que ceux qui imposent le "tu" refusent le consensus ou qu'ils
ont tendance à vouloir "s'imposer" en imposant leur mode de fonctionnement ?
La question délicate du tu et du vous mérite encore quelques réflexions que je
vous propose de partager, d'autant que dans la relation pédagogique, quoiqu'en
pensent certains qui ont un avantage à établir et généraliser le "tu" de façon
systématique et seulement à leur initiative, hélas, le relation pédagogique en
est complètement modifiée. Et pas à l'avantage de l'enseigné.
(à suivre ...)
Tu m'fais la bise ? (4)
La question du tutoiement des pratiquants de Yoga, la liberté prise de les
embrasser, fait glisser la relation sur un mode affectif et non plus
professionnel : nous avons pu voir dans le n° 92-93, quelques études de cas où
la question se posait, et où les opinions pouvaient diverger. Continuons sur
cette voie.
Question d'âge
Ma fille avait 15 ans, lorsqu'elle me dit un jour sa surprise parce que je
vouvoyais une de ses copines que je n'avais vue que quelques fois. En y
repensant, sa surprise se justifiait, et non en même temps : oui car je
connaissais cette adolescente que j'avais donc déjà rencontrée, et en même
temps, non, car la distance entre nous, liée à l'âge, aux différences de sexe,
et au fait que la copine en question n'était plus une enfant, m'avait amené à
estimer que le "vous" s'imposait naturellement.
Dans deux autres situations liées à deux de mes jeunes clients, alors que je
tutoyais Romain, plus jeune, et qui faisait "petit garçon", je vouvoyais
Nicolas, plus grand. Une de mes jeunes clientes, fille d'une de mes clientes, me
fit me poser la question à tel point que je lui demandai ce qu'elle préférait :
le tu ou le vous ?
Marie, pratiquante de Yoga de longue date, avait été confrontée au tutoiement
dans un groupe ; elle l'a accepté. Mais ... ne fut-il pas imposé ?
"Moi je tutoie tout le monde !..."
avait dit l'animatrice au départ.
Elle s'y est mise... malgré elle ? L'acceptation a été forcée par le phénomène
de groupe ...
Adrienne Oury, qui fut ma formatrice en Psychopédagogie en 1983, tutoyait quand
on la tutoyait, vouvoyait si on la vouvoyait, mais en groupe comme ceux que j'ai
connus à Paris, le tutoiement était systématique et non le fruit d'un consensus.
Toujours du concret
Le lecteur trouvera peut-être que mes questions sont bien compliquées et que
les choses pourraient être beaucoup plus faciles ...
Ce n'est pas si simple que ça, si je me rappelle de la réaction de cette
collègue de travail qui se dit surprise (1995) de ce que j'utilisais le vous
lors des sessions de formation que j'animais, avec mes participantes en
recherche d'emploi.
Or, deux années plus tard, alors que nous revenions sur ce sujet, elle me dit
éviter absolument le "tu" entre ses clients et elle, depuis quelques revers ...
Ceci dit, on notera que le "tu" est parfois systématique dans certains groupes
nommés "confréries", où il n'y a pas de distinction entre ceux qui se
considèrent comme des "frères" ou des "soeurs" ; ces confréries ou associations
initiatiques pratiquent aussi l'accolade : on est frères et soeurs, ce qui est
le signe d'un sentiment de fraternité, réel et non feint.
Sur le plan pédagogique qui nous occupe ici, puisqu'il est toujours question de
rapport à l'enseignement du Yoga, le consensus reste à mon avis la meilleure des
choses, sans imposer quoi que ce soit, surtout lorsqu'on comprend les raisons de
ces manières de poser ses relations humaines.
Les écrits ...
Qu'en disent les livres ? Ceux sur le Yoga n'abordent pas la question, et il
faut noter le point de vue très évasif sur le sujet quand il est traité par
certains ouvrages sur les bonnes manières
ou la politesse, dont certains prétendent qu'elle est en voie de disparition.
Aurions-nous vraiment perdu le sens du respect d’autrui ?
Le dernier ouvrage sur la question que j'ai eu en mains, disait qu'on pouvait se
vouvoyer et aller jusqu'à s'appeler par le prénom, au travail par exemple, ce
qui nous éclaire peu.
Mais voilà quelques mots difficiles à entendre : tout échange sur la politesse
ou le respect est souvent délicat. En effet, ce que l'on nomme le savoir-vivre,
plus qu’un vernis, symbolise la manière dont chacun, selon son âge, sa culture
et son éducation, se présente au monde. Lorsqu’ils sont appliqués, nos codes
adressent à l’autre le message suivant : je respecte ton territoire pour que tu
respectes le mien.
Un vieux problème ...
Selon Dominique Picard, psychosociologue, auteure de
Politesse, savoir-vivre et relations sociales (PUF, «Que sais-je ?»,
2003) et du Petit Traité des conflits
ordinaires (avec Edmond Marc, Seuil, 2006), et professeure à l’université de
Villetaneuse, le premier traité des
civilités (Le Livre du courtisan de Baldassare Castiglione),
qui date du XVIe siècle, commençait déjà
par ce constat : Aujourd’hui, la politesse n’existe pas !. C'était il y a
plus de 400 ans ...
Qu'en est-il en 2006 ? La politesse n’a pas disparu, mais a évolué à cause du
brassage culturel sans précédent et des conditions sociales tout
particulièrement âpres que connaissent nos sociétés. Cela génère malentendus,
quiproquos et agressivité, dus surtout à la peur et aux préjugés : chacun estime
que si l’autre n’obéit pas aux mêmes codes sociaux que lui, alors, il est dans
l’erreur.
Le philosophe Michel Lacroix, qui a consacré sa thèse à la politesse, parle d’un
fléchissement certain de la politesse
depuis trente ans : on prend avec le savoir-vivre, les mêmes libertés
qu’avec la grammaire, et de même que la conjugaison en a pris un coup, le
respect de l’autre se serait aussi abîmé. Comment s’est opéré ce relâchement
progressif ? Voici son avis :
"Les années 1960,
qui ont culminé avec 68, ont érigé en valeurs la transparence, l’authenticité et
la vérité dans les relations humaines...
La politesse telle qu’on l’imposait autrefois a été, de
ce fait, assimilée à de l’hypocrisie.
Elle était complice d’un ordre social et sexuel
répressif."
Les années 68
Avec la fin du respect des hiérarchies et de la division des sexes et des
classes, c’est tout un ordre qui a volé en éclats. On a pensé alors que la
politesse du cœur suffisait, parce que
moins hypocrite que les codes conventionnels, tout comme lorsque certaines
personnes se voient reprocher l'agressivité alors qu'elles ont simplement
l'envie d'être franches.
"Or, la politesse
n’a rien à voir avec l’affectif"
... poursuit Michel Lacroix. Il semble que la politesse soit le secours
lorsqu'on n’aime pas quelqu’un ou qu’on est indifférent, ou encore qu'on n'a pas
envie d'entrer en relation amicale. L'idée du moraliste Joseph Joubert semble
moins réductrice : il écrivait (Carnets, Gallimard, 1994) que
par la politesse, dès le premier abord,
les hommes qui n’ont pas encore eu le temps de savoir s’ils ont du mérite
commencent par s’en supposer.
Le savoir-vivre a une utilité reconnue par tous ceux qui savent en bénéficier :
il sert à être reconnu dans son identité, à savoir que l’on existe pour l’autre
et à délimiter son espace propre.
On pourrait dire qu'il est l’huile dans les rouages de la communication.
Les générations précédentes intégraient l’apprentissage de la politesse comme
facteur de promotion sociale : les parents voyaient l’avenir de leurs
descendants, associé aux codes permettant d’évoluer ; mais les situations ne
sont plus les mêmes et les difficultés sociales, le chômage, l’esprit de
compétition et l’individualisme ont tout modifié.
Evolution
Michel Lacroix observe qu'à travers les fêtes populaires (immeubles,
quartiers, etc.), on exprime son besoin de gentillesse, de convivialité et de
respect, dans des relations sans formalisme pesant, sans culpabilité.
L’idéal serait donc de trouver un juste équilibre entre communication et
non-intrusion, ce qui nécessite un apprentissage.
Tout apprentissage passe par les éléments psychologiques de la transmission et
de la réception du message. Car si certaines conditions extérieures, comme nous
venons de le voir, peuvent influer sur le choix du type de relation humaine
qu'on compte mettre en place, elles ne sont pas les seuls responsables de ces
choix personnels que les uns ou les autres, nous faisons au quotidien : au-delà
de certains moments historiques au cours desquels le tutoiement a été rendu
obligatoire, il nous faut également prendre en compte la composante psychique
dans sa simplicité comme dans sa complexité.
Nous verrons l'apport de l'histoire et quel est l'avis de la psychologie moderne
dans ce domaine peu aisé à appréhender, tant il touche à nos sphères
personnelles ou intimes, et qu'il peut porter atteinte à nos convictions les
plus profondes.
(... à suivre ...).
Tu m'fais la bise ?
(5)
Avant
d'aborder certains aspects psychologiques liés à la manière que l'on choisit de
s'adresser à ses contemporains, par le tu ou le vous, voyons ensemble quelques
événements particulièrement intéressants quant au sujet qui nous occupe.
Il est deux moments historiques, au moins, au cours desquels on a légiféré sur
le tutoiement, ce qui est bien la démonstration du caractère important de cette
façon de s'interpeller les uns les autres.
La révolution ...
La
Révolution française
a été le théâtre d'une mesure particulière : c'est au moment de la seconde
période de la Terreur, au cours desquelles la France est gouvernée par un
pouvoir reposant sur la force, l’illégalité et la répression, que le tutoiement
est instauré. De l’élimination des députés girondins le
2
juin
1793 à l’arrestation de Robespierre le
27 juillet
1794, entre
l'été 1793 et le printemps 1794, l'affaiblissement de l'État est à son maximum
et autorise toutes les violences. C'est au cours de cette seconde période, en
1793, qu'est adressée à la Convention nationale une
pétition visant à abolir l'usage du vouvoiement au profit du tutoiement :
le décret sur le tutoiement obligatoire dans les administrations est publié le
8 novembre
1793 par la
Convention ; mais cette pratique ne va
pas durer, et va disparaître sous la
Convention thermidorienne.
En Scandinavie
En Suède, c'est au milieu du XXème siècle qu'a été faite la réforme du
tutoiement. En
suédois, du-reformen
désigne un changement dans l'usage des
pronoms d'adresse réalisé en
Suède
vers la fin des
années 1960.
A partir de 1960, les Suédois n'ont plus
utilisé le pronom « vous » (en suédois :
ni) - ou des titres - pour s'adresser à une personne inconnue, plus
âgée ou hiérarchiquement supérieure : le tutoiement a systématiquement remplacé
le vouvoiement. Cette mesure se voulait démocratique et égalitaire. Il faut tout
de même ajouter que le "vous" était souvent perçu comme froid, voire
condescendant, ce qui amenait les Suédois à user de la troisième personne pour
s'adresser à une personne n'étant pas un proche.
Mais une vingtaine d'années plus tard, le retour au "vous" se fait
progressivement : l'explication en est que les jeunes générations qui
fréquentent l'Europe, ne perçoivent plus le "vous" comme distant.
Trouver le sens
Le tutoiement systématique est pratiqués dans certains milieux : les
artistes, les militants politiques, les médecins, les
radioamateurs, les
enseignants, les échanges sur
forums de la
toile ou les
courriels, les
collègues du même âge, les camarades de promotion, les
sportifs d'un même club ... ont l'habitude de se tutoyer. Dans le monde
professionnel, la culture d'entreprise américaine a également renforcé le
tutoiement combiné au prénom, les uns prétendant, en fait contre toute
évidence, que l'ensemble du personnel constitue une grande famille. Mais on
trouve aussi le cas de figure suivant : les membres
d'un même service se tutoient alors qu'ils vouvoient les autres salariés de
l'entreprise. La bise qui est un rapprochement plus marqué, est un peu moins
systématique que le "tu" des cas ci-dessus, mais elle marque aussi une
appartenance à un même groupe, une même famille.
Le tutoiement semble nous positionner dans le contexte étroit de la
famille, c'est à dire du groupe humain de base que l'on peut étendre à la
confrérie, au clan. Ainsi, la personne que l'on tutoie se trouve donc
immédiatement placée dans cette proximité là, il en est de même pour la bise, ce
qui montre l'aspect délicat de la situation, alors que le simple
"vous" indique la distanciation qui est indispensable
dans les rapports professionnels, de même que la poignée de mains.
Jeune ?
Au-delà de la raison parfois évoquée de se dire "tu" et de se faire la bise
parce que "cela fait plus jeune", ce qui est en soi une erreur car on conserve,
malgré tout, l'âge que l'on a, l'utilisation du tu peut être vu comme un effet
classique de rhétorique. En effet, le tu latin a été utilisé comme tournure de
politesse par les auteurs, notamment à partir de la Renaissance. Le 1er
Mars 1580, dans sa Préface des
Essais,
Montaigne tutoie son lecteur :
"C'est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t'avertit ...". Puis
il termine cette page par : "... ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir
..." ; mais cette forme d'interpellation est une forme de respect.
Qu'en dit le psy ?
Laissons de côté les aspects vus jusqu'ici, esprit de confrérie ou de clan,
aspect "jeune", tutoiement respectueux pour les Latins, et voyons ce que la
psychologie peut nous enseigner sur le sujet.
Il semblerait que les personnes tentant de tutoyer rapidement ou de faire la
bise à une personne inconnue jusque là, aient aussi envie d'intégrer de
l'affectif dans leur relation, dans l'élan, non conscient le plus souvent, de
fusionner avec l'autre. Cette tendance présente un danger pour les deux
protagonistes : celui de ne pas se retrouver soi-même et de se perdre à deux
dans une relation qui ne servira à rien ni à personne. Cette tendance pourrait
être liée aux craintes connues en bas âge, lors de ce que l'on appelle
l'angoisse du 8ème mois. A cet âge, le jeune enfant se
rend compte de la distance qui le sépare d'avec sa mère, et que la fusion qu'il
croyait, n'y est plus. Ce phénomène est lié à la construction psychique du Moi,
et aux expériences sensorielles en particulier, qui structurent l'individu. De
ce fait, toute personne étrangère peut être source de crainte pour l'enfant qui
peut se sentir en grande insécurité.
Inquiétante étrangeté
Autre explication possible, celle liée à ce que Freud nommait l'inquiétante
étrangeté. Il s'agit simplement de l'angoisse ou de l'anxiété, plus ou moins
marquées chez les individus, face à une situation nouvelle, et face à des
personnes inconnues, même s'il n'y a pas de raison a priori de s'inquiéter.
Dans tous ces cas évoqués, le tutoiement et la bise préférés, permettent
d'annihiler toute distance, de charmer son entourage en le rapprochant "de
force", puisque dans ces cas on n'a pas pris soin de demander son avis à celui
ou celle qu'on a décidé de tutoyer ou d'embrasser.
Cette logique s'applique dans les cas de rencontres du quotidien, sans
distinction des types de relations établies.
Mais il est d'autres cas où une autre logique de la psyché est remarquable. Dans
certaines rencontres particulières (situations thérapeutiques, situation
d'enseignement ou de formation, de rapport hiérarchique ...) interviennent les
notions de transfert et de contre-transfert décrites par Sigmund Freud. Il
s'agit de l'affect que l'on met dans une relation de ce type : le père de la
psychanalyse a mis en garde ses lecteurs se trouvant dans ces situations, contre
les risques potentiels et sur la prudence nécessaire dans ces types de relation.
Tout en revenant sur les notions d'espaces décrites par Edward T Hall (Cf DRISH
n°90), il faut ajouter les aspects psychologiques liés à l'envahissement du
territoire personnel, même au plan psychique, en n'oubliant pas que si la bise
"forcée" est un envahissement physique, elle l'est aussi au plan psychologique,
puisqu'elle amène l'autre à s'inscrire dans un registre affectif alors qu'il ne
l'a pas choisi, ou bien à renier le sens d'un symbole pour en faire un geste
commun, sans aucune signification réelle.
Question de territoire
Dans "Alors survient la maladie", dont le sous-titre est "La vie quotidienne à
la lumière du fonctionnement du cerveau", le collectif SIRIM (Société
Internationale de Recherche Interdisciplinaire sur la Maladie), précise que :
"l'absence ou le bouleversement du
territoire de chacun, entraîne fréquemment des maladies".
Plus précisément, cette absence de
territoire est remarquable lorsque tout est à tous, y compris l'intimité de
chacun (SIRIM).
Même chose lorsque les territoires s'interpénètrent : vous écoutez de la musique
classique tandis que votre compagnon (ou votre compagne) écoute la TV et que les
enfants jouent à un jeu électronique bruyant.
Lorsque le territoire est trop étroit ou envahi, la santé peut s'en ressentir.
Il faut retenir que celui qui occupe la fonction de
chef de tribu,
retire toujours des
bienfaits de cette situation pourtant pathogène pour les autres.
De là à penser que par le tu on amène un rapprochement pas nécessairement voulu,
et qui pourrait générer un réel mal-être, il n'y a qu'un pas qu'on peut
allègrement franchir sans aucun risque, tant celui qui "subit" le tutoiement, se
sent envahi par l'autre qu'il aurait préféré tenir à distance, car la logique
est là : il est
beaucoup plus difficile de se montrer
trop familier, voire grossier, avec des personnes que l'on vouvoie, qu'avec
celles que l'on tutoie sans avoir auparavant établi réellement de liens de
sympathie avec elles.
(... A suivre ...)
Tu m'fais la bise ?
(fin)
Sous ce titre, nous avons pu étudier,
dans les derniers numéros de DRISH, divers éléments en présence dans les
relations humaines, plus précisément dans la relation pédagogique. Mais une fois
les aspects théoriques posés et les exemples concrets décortiqués, une question
reste : à présent, que faire ?
C'est la question que se pose peut-être l'enseignant de Yoga ou le futur
enseignant, qui a ainsi lu ce long article sur le sujet du rapport à l'autre
qu'il considère comme élève ou comme client. Et il se pourrait qu'il réagisse
comme le fit un professeur de Yoga diplômé participant à un séminaire de Yoga,
et qui me demandait régulièrement s'il devait changer son mode d'enseignement
lorsqu'il découvrait des façons de faire ou des explications qu'il ne
connaissait pas jusque là.
Illustration :
Une vraie
question ...
Au cours du séminaire de Juillet dernier, nous avons pu voir que la connaissance
acquise ne laisse pas indemne et qu'elle implique des choix d'existence,
ensuite, car une fois la connaissance acquise, on ne peut plus faire comme si on
ne savait pas ; n'oublions pas que le Yoga est une école de conscience. Les
éléments théoriques sont posés, la réflexion suit son chemin : c'est à chacun de
tirer ses propres conclusions et partant de là, de faire ses choix concrets.
Concernant le tutoiement et l'usage de la bise dans le domaine de l'enseignement
du Yoga, je n'ordonnerai à personne de faire ou de ne pas faire telle ou telle
chose, même si j'ai sur le sujet, une opinion bien arrêtée, argumentée par tout
ce que j'ai pu écrire sur le sujet : c'est à chacun de voir, mais il devra agir
en fonction d'une réflexion menée et non en fonction d'un quelconque
laisser-aller ou d'un conformisme irréfléchi.
Il est temps, maintenant d'en venir aux conclusions du thème.
En conclusion
Ma conclusion ne consistera donc pas à dire ce que chacun doit choisir. Tout
au long de cet article de plusieurs dizaines de pages, j'ai tenté d'étudier la
question sous tous ses aspects historiques, comportementaux, psychologiques afin
que nous en ayons une vision aussi complète que possible, car le principe reste
le suivant : avant de faire un choix, ne doit-on pas s'informer le plus possible
sur la question ?
Par des exemples précis, des observations et des témoignages, par les apports de
la psychologie moderne, de la linguistique et de la sociologie, en approchant de
la dimension historique et politique, en citant des auteurs ayant accompli des
travaux de recherche sur la question, en évitant la trop délicate question de la
morale qui ne doit pas trouver sa place ici, mais en re-situant le sujet dans le
cadre simple et plus libre d'une éthique personnelle, mon seul souci a été
d'étaler toutes les facettes du rapport à l'autre en ce qu'il concerne les faits
de le tutoyer et/ou de lui faire la bise, rapport auquel aucun enseignant de
Yoga n'échappe, à moins de le balayer d'un revers de main, ce qui est la
solution de facilité, mais pas la solution.
Simple ou compliqué ?
Le lecteur trouvera peut-être que mes questions sont bien compliquées et que
les choses pourraient être beaucoup plus faciles ... Il est vrai que balayer la
question d'un revers de main en disant qu'il n'y a aucun problème à tutoyer
quelqu'un ou à lui faire la bise est plus aisé et d'ailleurs plus courant : mais
ignorer une problématique relationnelle n'a jamais signifié la résoudre, et nier
une question n'est sûrement pas la bonne attitude pour qu'elle soit
définitivement réglée.
Souvent, tout se passe comme si la relation à l'autre ne demandait pas un
consensus ni qu'on tienne compte de son avis. Pourtant, après tout, l'autre est
une personne comme chacun de nous, et pas seulement un objet de relation dont on
peut disposer à sa guise ; trop d'enseignants de Yoga l'oublient.
Bien sûr, on peut remarquer qu'on exprime son besoin de gentillesse, de
convivialité et de respect, dans des relations où le formalisme pesant n'est
plus, et aussi, dans le même temps, que toute uniformisation, dans un sens comme
dans l'autre, n'est qu'un appauvrissement.
Enseignant-enseigné
De plus, il ne faut pas perdre de vue que le "problème" du tu et de la bise,
est posé dans la relation enseignant de Yoga-pratiquant : le lecteur notera que
j'ai soigneusement évité la terminologie utilisée plus haut, celle de client ou
élève. Car la façon de considérer ses pratiquants influe sur le mode de relation
que l'on aura avec eux : s'ils sont mes élèves, alors je suis le maître, s'ils
sont mes clients, c'est que je suis conscient que notre relation est fondée sur
un échange au cours duquel je leur dois une qualité de travail et de relation,
puisqu'ils me rémunèrent pour cela, en même temps qu'un certain respect.
Yoga et séduction ?
Lorsqu'on enseigne le Yoga, il est tentant de vouloir "jouer la séduction"
en instaurant le tu familier et le bisou affectueux (mais l'est-il vraiment ?),
ce qui va enfermer le demandeur intéressé par le Yoga, dans une sorte de dilemme
dont il ne pourra que difficilement sortir, et seulement s'il se pose la
question qu'on lui aura soigneusement évité de se poser : celle du pourquoi de
sa présence dans un cours de Yoga.
Ce pourquoi a-t-il sa réponse dans le professionnalisme ? dans la qualité du
travail ? ou bien dans le lien, l'attachement, la familiarité, l'habitude
affectueuse dans laquelle il se trouve inscrit systématiquement par la bise
qu'on l'a amené à partager et le tutoiement qui a été instauré sans qu'on lui
demande son avis, ce qui revient donc à dire que ces pratiques ont perdu tout
leur sens ? Quand je me donne le droit de tutoyer, je me mets sur le même plan
que les proches de la personne, ce qui lui retire quelque chose et ne constitue
en réalité, qu'un semblant de rapprochement.
Par le tutoiement l'enseignant ne laisse plus l'occasion au pratiquant d'exister
de façon viable dans la relation, en tant que sujet autonome, capable de décider
lui-même de ce qui peut s'établir entre deux êtres dont la rencontre ne devrait,
en tout cas au départ, ne se situer que sur un plan professionnel.
Car on vient voir un enseignant de Yoga, d'abord, pour pratiquer le Yoga et être
guidé par lui sur cette voie, l'aspect relationnel amical n'étant qu'une
possibilité événementielle pouvant survenir au cours des mois ou des années qui
suivront, mais généralement, ce n'est pas le premier but recherché.
La question du "maître"
Si l'enseignant fixe autoritairement les modalités d'une relation dans
laquelle il est le maître, il est alors lui-même pris dans une confusion quant à
son statut de "maître" : il a l'impression illusoire qu'il peut et doit décider
pour l'autre (Cf. La tentation de
s'imposer, in DRISH 97-98, p.58). Celui par qui le tutoiement arrive,
tente de mettre l'autre sous sa coupe, ce qui peut s'apparenter au pouvoir
qu'exerce un père sur un fils ou même un frère aîné sur un frère plus faible ...
il s'agit ici de notions inconscientes de la part de l'enseignant, ou parfois du
pratiquant, puisque dans certains cas, il arrive que ce soit celui-ci qui
veuille d'entrée établir, d'autorité, ce rapprochement, sans demander l'avis de
l'autre.
Illustration :
D'autorité ?! ...
Bien sûr, on peut penser qu'aujourd'hui, pour être
dans le ton, pour être reconnu et passer pour moderne et ouvert, il faut tutoyer
tout le monde. Mais en même temps, c'est un moyen de contourner un problème :
or, comme nous l'avons déjà vu, ce n'est pas en l'ignorant qu'il se trouve
résolu.
Yoga = autonomie
Agir ainsi, c'est ignorer que le Yoga est une voie qui est censée mener à
l'autonomie de l'être : comment alors lui imposer d'entrée un mode de
fonctionnement, et ne pas laisser la relation se placer dans un cadre de simple
relative neutralité qui reste bienveillante et respectueuse, contrairement à
l'autre qui démontre, de fait, qu'imposer un mode de fonctionnement signifie que
ces deux valeurs de bienveillance et de respect ne sont plus ?
Illustration :
Une voie de
respect, de bienveillance ...
Si on
peut considérer avec justesse que le "vous" distancie et que le "tu"
dé-formalise, le fait de tutoyer quelqu'un sans son avis ne facilite les
contacts que de manière superficielle ou ponctuelle et peut donner l'impression,
qui n'est qu'illusion, d'une amitié véritable. Or, pour fonder des rapports
solides entre un enseignant et son pratiquant, mais aussi entre collègues ou
gens se côtoyant régulièrement, pour développer une amitié, il faut bien plus,
et peut-être dans un premier temps, se souvenir de ces mots de Molière :
"Mais l'amitié
demande un peu plus de mystère,
Et c'est assurément
en profaner le nom
Que de vouloir la
mettre à toute occasion"
De nombreux facteurs ...
Et puis, tutoyer, vouvoyer, cela dépend de
l'éducation qu'on a reçue, des circonstances dans lesquelles on s'adresse à
quelqu'un, des gens à qui l'on s'adresse, de l'affection et de l'intérêt qu'on
leur porte, du respect qu'on a ou non pour eux, et qu'on doit leur montrer, de
ce qu'on a à leur dire ... et la liste n'est pas exhaustive. Ce qui démontre
bien la complexité de la question et en même temps la nécessité de s'en remettre
à un consensus et non à une décision arbitraire ...
Illustration :
Un sujet
difficile ...
Tout
cela se complique encore si on estime que le vouvoiement peut montrer le respect
qu'on a de l'autre, mais le tutoiement peut être un indice d'affection, ou de
sympathie. Et réciproquement ! On peut parfaitement vouvoyer quelqu'un
délibérément pour lui montrer une distance, voire une forme de mépris, et le
tenir éloigné de soi. On peut parfaitement tutoyer quelqu'un pour presque les
mêmes raisons : lui montrer le peu d'estime dans lequel on le tient.
Tutoyer
quelqu'un, et embrasser quelqu'un, c'est lui reconnaître une sorte de droit sur
moi, et accepter de lui rendre des comptes, comme dans mes relations avec ma
famille ou mes amis très chers. Tutoyer, embrasser ne doivent pas être des actes
automatiques : ils se concluent de gré à gré entre deux personnes en fonction de
l’évolution de leur relation. Il n’y a pas là de quoi déclencher une guerre du
fait du refus d’un tutoiement offert qui serait considéré comme un affront ...
La question de la distance
Enfin, autre point très important pour l'enseignant de Yoga qui a quelque
considération pour ses pratiquants, il doit veiller à réintroduire dans ses mots
et expression, la distance qu'il abolit dans ses gestes.
Illustration :
Une distance nécessaire ...
La
barrière du toucher est franchie parce que le métier d'enseignant de Yoga
l'exige quelquefois, comme je peux régulièrement l'expliquer lors de la
formation des futurs enseignants de Yoga : la main a une fonction pédagogique
importante dans le contact avec l'autre. Mais cela entraîne la nécessité de
renforcer le contrôle de l'expression à l'autre et d'exclure toute familiarité.
L'usage du "vous" permet une grande proximité dans le rapport humain établi dans
le cadre de l'enseignement du Yoga, de la psychothérapie, de la formation, ou de
l'animation de groupes de parole, comme j'ai pu l'observer au cours de mon
expérience professionnelle répartie sur de nombreuses années et avec des publics
variés (CF. les exemples cités dans Tu
m'fais la bise ? DRISH 92-93).
Illustration :
Le contact nécessite la distance du langage
Comme dans
toute relation professionnelle de type enseignant-enseigné ou thérapeute-soigné,
on doit poser comme règle que l’avis de la personne doit être demandé en
préalable à toute action sur elle. On voit donc qu’à travers cette question,
somme toute assez marginale, du tutoiement, c’est toute la manière dont
l'enseignant se considère et considère son pratiquant, qui est en jeu.
Illustration :
Une fonction
avant tout ...
On ne joue
pas impunément avec son rôle et avec sa fonction, car l'enseignement du Yoga est
une réelle fonction, et pas une relation de copinage, un vrai métier et non un
loisir, contrairement à ce que vivent trop de professeurs de yoga.
Sagesse ...
Enfin,
pour en terminer avec ce sujet qui méritait une telle extension, je voudrais
simplement citer deux auteurs auxquels je reconnais personnellement une grande
maturité : il s'agit de Lao-Tseu et de la Fontaine. Ce dernier qui nous a donné
ses Fables dont on connaît la sagesse en filigrane, disait :
"Chacun se dit ami : mais fou qui s'y
repose ;
Rien n'est plus commun que le nom,
Rien n'est plus rare que la chose."
Ces mots rappellent Molière cité plus
haut.
Quant à Lao-Tseu, sage chinois ayant vécu à l'époque de Confucius et du Bouddha,
au VIème siècle avant notre ère, il disait :
"L'homme
supérieur est amical sans être familier,
l'autre est familier sans être
amical".
Je ne puis que vous
remercier d'être arrivé au bout de ce long exposé qui méritait cette densité.
Il ne reste plus qu'à réfléchir à la question et ... à mettre en pratique le
choix décidé.
Vous êtes à présent le seul maître de vos actes qui, considérant que le Yoga est
une école de conscience, doivent être cogités et non laissés au hasard de la
simple imitation.
Bonne réflexion.